Chapitre HUIT : Le Bal des nazes

Publié le par Gaspard

Effectivement, Suzie était une femme adorable. Hélas, on ne pouvait pas en dire autant de son troquet. Il a été construit à la place d’une impasse sur laquelle on s’est contenté de rajouter un mur pour faire le carré. Puis on a creusé une porte, construit un bar avec des vieux tonneaux de vin récupérés chez le beau-frère de Suzie. Dans un souci de fainéantise, on avait conservé intact les trottoirs, la route et la plaque d’égout au milieu.

On pénétrait par une porte minuscule taillée approximativement, gardée par une armoire normande qui, en plus de ne pas être jolie n’était pas polie. Il occupait un bureau ridicule qui ne lui servait jamais sauf à se donner une consistance lorsque personne ne venait à passer par devers-lui. Au mur, on trouvait une multitude d’affiches de concerts antédiluviens collées les unes sur les autres à la manière d’un palimpseste.

On arrivait dans le vif du sujet par un couloir quasi inutile mais qui faisait professionnel. La foule compacte des jeudis soirs baignait dans un bassin de sueur et de bières frelatées. Un seul corps, mille cerveaux différents.

On y passait de tout, enfin de tout ce qui peut passer dans ce genre d’endroit, ce qui revient à ne rien dire. Sachez juste que personne n’est sorti d’ici en conspuant la sélection musicale. D’ailleurs nul n’est jamais sorti d’ici en se plaignant de quoi que ce soit. Il faut dire aussi que la clientèle est sélectionnée. C’est l’armoire normande qui s’en charge. Un jour,dans un élan de macgyverisme mal contrôlé, il s’était fabriqué un écriteau avec de vieilles planches récupérées chez le beau-frère de Suzie où il avait inscrit de sa plus belle écriture :

 

Pas de smoking

Pas de robe de soirée

Pas de parfum

Pas de cheveux propres

 

 Accroché au-dessus de l’entrée, la table de la loi brillait de mille feux.

Le balcon de l’immeuble de droit avait été habilement transformé en mezzanine. On y accédait par des escaliers jumeaux dont les rampes et les marches, enduites de liquides de toutes sortes, tentaient désespérément à retenir nos mains et nos pas. La mezzanine était l’endroit idéal pour observer tel l’aigle avant de plonger sur sa proie.

Toutes les deux heures, on avait également droit à une bagarre des plus épiques et qui se terminait généralement par l’arrivée inopinée de l’armoire normande tellement heureuse de prouver sa polyvalence.

Il fallait être maître de soi lorsque l’envie de rendre à César ce qui appartenait à César vous prenait. Car la chose était si courante ici qu’il avait fallu avoir recours à une administration des plus strictes. Chaque prétendant au trône devait donc se munir, au préalable, d’un ticket lui accordant un numéro de passage. Comme toujours dans ce genre de cas, l’idée même de faire la queue, lobotomisait immédiatement le patient qui se tenait correctement et attendait son tour poliment.

Derrière le comptoir, enfin, on trouvait Suzie, la mille fois nommée, astre parmi les astres, cent vingt kilos de charité et de vulgarité bien pesés.

 

- Suzie, je te présente Gaspard, un nouveau venu.

- Salut, mon mignon. J’te sers kek’chose ?

- Une bière, si vous avez.

 

Je provoquai évidemment l’hilarité générale.

 

- C’t’un comiq’ vot’gars, les gars.

- Ah ça. Si on te racontait ma Suzie, avec Gros Louis, on a failli se pisser dessus tout à l’heure.

- Il a cherché la sortie ?

- Pire ! Un hôtel !

 

Le fou rire repartit de plus belle. Je n’avais jamais été intime avec tant de personnes à la fois.

 

- Et j’ai effectivement cherché la sortie.

- Et tu l’as trouvée ? me demanda Suzie, ses larmes de crocodile faisant couler son rimmel.

- Non.

 

Nouveau fou rire.

 

- T’en fais donc pas, gamin, m’assura Suzie, voyant que je ne participais pas à la conversation. On est tous passés par là. De toute façon après demain soir, tu n’auras plus jamais envie de repartir.

- Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a demain soir ?

- Vous ne l’avez pas mis au parfum ? s’adressa-t-elle aux deux compères  en plantant bien profondément son regard d’inquisitrice délavée.

- On lui a juste dit de réserver sa soirée.

- Faut lui en dire plus. Sinon, l’aura pas envie d’venir.

- Je serai bien obligé, de toute façon.

- Oui, mais on peut t’donner l’envie d’y aller.

- Et bien, je suis tout ouie.

- Demain, p’tit, c’est le bal des nazes.

- Ah.

- Tu n’en as jamais entendu parler ?

- Bien sûr que non qu’il n’en a jamais entendu parler, Gros Louis ! C’est un nouveau venu !

- C’est quoi le bal des nazes ?

- C’est la plus grande manifestation au monde, dit Louis.

- C’est le plus beau bal du monde, dit Suzie.

- C’est la plus magnifique soirée du monde, dit Jack.

- Rien que ça ?

- Et encore, on est en dessous de la vérité.

- En quoi ça consiste ?

- Ben, c’est comme un bal, répondit Gros Louis.

- Oui, mais pourquoi des « nazes » ?

- Pourquoi pas ?

- Arrête de faire des réponses de jésuite, Louis.

- Qui fait des réponses de jésuite ?

- C’est difficile à répondre à ta question, p’tit. Faut le voir pour le croire.

- D’accord, d’accord, je ne poserai plus de questions.

 

Soudain une agitation fracassa notre échange. Deux clients, l’un fort en gueule et en stature, et l’autre gras du bide et des manières, avaient décidé de s’entretuer pour les yeux d’une belle qui ne l’était même pas.

Le ballet ne fut pas inintéressant : ils ouvrirent la danse par un échange de baffes rythmées et viriles qui auraient fait succomber le profane. Puis ils en vinrent aux bousculades, étouffements, piétinements qui, accomplis en contre temps, n’étaient pas désagréables à regarder. On passa aux choses sérieuses. L’un empoigna une solide bouteille de bière brune que je n’avais jamais goûté et l’autre saisit une table ronde et ils se jetèrent l’un sur l’autre selon les règles d’une joute. C’est là que nos chorégraphes s’essoufflèrent et le spectacle fut gâché : ils se donnaient des coups de poings sans aucune harmonie comme lors de n’importe quelle foire à la saucisse.

 

- Happy hour ! cria Suzie visiblement lassée.

 

L’armoire normande fit alors son apparition et telle un critique de revue spécialisée empoigna les deux petits rats par le col et les jeta dans les coulisses. Ce qui provoqua une standing ovation comme disent tous ceux qui ne connaissent rien en mouvements de foule.

 

- C’est dommage, dis-je, ça commençait bien.

 

Ce qui, après un moment de silence, provoqua une nouvelle hilarité des trois comparses.

 

- Qu’est-ce que j’ai dit ?

- Rien du tout. Tu commences à te plaire ici.

- Dans deux jours, tu ne voudras plus nous quitter.

 

Leur assurance me faisait peur. On n’aime pas savoir que nos décisions futures sont déjà prises et que l’on n’y peut rien.

La soirée se prolongea bien en avant dans la nuit. On eut droit encore à deux bagarres. L’une entre deux femmes qui n’étaient pas d’accord sur un point de politique et l’autre, plus inédite, entre une masse immense et deux petits insectes qui voletèrent partout sans le faire tomber. A chaque fois, l’armoire normande fit son intervention avec brio. Je finis par goûter la bière brune que je trouvai fort déplaisante.

  

On quitta l’endroit comme le jour se levait et promit à Suzie de la retrouver ici même pour le bal des nazes.

Toute la journée, Jack et Louis me firent la conversation, ne tombant jamais d’accord sur ce qu’ils admettaient mais ils n’en vinrent jamais aux poings.

Puis, quand la soirée arriva, on quitta le banc où nous nous étions installés et on reprit le chemin de La Perruche verte.

Ce que je vis, je ne le crus pas de suite.

La minuscule rue qui circulait devant chez Suzie avait disparu pour se fondre en une immense place couverte de platanes, eux-mêmes recouverts de cotillons et de lanternes et sur laquelle s’étaient massées un million de personnes autour d’une estrade pour le moment encore déserte.

 

- Mais c’est impossible.

- Oui et pourtant tu y es.

- Je comprends à présent quand vous disiez que c’était la manifestation la plus importante du monde.

- Attends tu n’as encore rien vu.

- Comment ça ?

- Observe bien, répondit Jack en désignant la place du doigt.

 

A première vue tout avait l’air normal puis je trouvai qu’il y avait beaucoup de vieux, ce qui pourrait paraître normal dans un bal de quartier. Enfin, je compris : il n’y avait que des vieux et ils se retournaient tous vers l’estrade comme une armée en garde à vous. Des jeunes, il y en avait aussi mais ils se tenaient tous à l’extérieur de la place.

 

- Tu as vu ?

- Oui, mais…

- A présent, on va te laisser. Gros Louis et moi devons aller les rejoindre.

 

Les deux compères se mêlèrent à la foule et je ne les vis plus. Je m’apprêtai à rejoindre Suzie parce que l’on se sent à peine con lorsque l’on est seul dans un lieu où tout le monde vient à deux, quand l’orchestre fit son apparition.

C’était en réalité cinq pauvres types qui avaient largement dépassé la date de péremption. L’un d’eux, l’accordéoniste, était même accompagné d’un respirateur artificiel.

Mais lorsqu’ils commencèrent à jouer et que les couples se formèrent, l’air fut rempli d’ivresse. Les jeunes enfin entrèrent dans la danse et s’évanouirent dans le public qui venait de retrouver ses vingt ans.

Le groupe était redevenu ce qu’il était dans les années folles. Cinq gueules de cinéma. Le costard impeccable, les cheveux gominés et le sourire émaillé. Les danseurs en costume de fête valsaient, twistaient, quadrillaient et rien ne semblait pouvoir les arrêter.

 

- Alors, gamin ? fit une voix derrière moi. Tu aimes ?

- Oui, Jack, je…

 

Ce n’était pas Jack mais un fringuant jeune homme accompagné d’un autre un peu plus gros.

 

- Jack ? Mais c’est impossible.

- Oui. Et pourtant.

- Si tu n’as pas vu ça, tu n’as rien vu, m’assura Louis.

- Une fois par an, pendant le bal des nazes, nous retrouvons nos vingt ans pour une soirée. C’est aussi ça, la magie de la rue des pendus.

- Et Suzie, pourquoi ne vient-elle pas ?

- Ca, on ne l’a jamais su, répondit Jack. Peut-être ne tient-elle pas à retrouver ses vingt ans.

- Maintenant, gamin, faut que tu nous excuses, on a rendez-vous deux petites pépées.

 

Jack et Louis disparurent à nouveau. Il était temps pour moi de me trouver une compagne pour la nuit. Je me noyai dans la vague des danseurs, guettant l’esseulée, l’éplorée que je pourrais ravir. Mais ces magnifiques femmes étaient en réalité de pauvres vieilles presque grabataires. C’était une sensation bizarre. Comment pourrais-je reconnaître les anciennes des modernes ?

Puis soudain, au détour d’une valse, je reconnus celle que je nommai autrefois Marie. Mon inconnue de la maison sur la colline. Elle s’avança vers moi, et sans dire un mot, me prit dans ses bras. On entama une valse, sa robe légère flottait dans l’air, ses longs cheveux bruns semblaient avoir envie de délices. Elle avait posé sa tête sur mon épaule et ne prononça pas le moindre mot.

Puis, lorsque la musique se tut, elle relâcha son étreinte et, sans me regarder, disparut dans la foule.

 

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Publié dans La Rue des pendus

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