Chapitre QUINZE : Le Premier de ces messieurs

Publié le par Gaspard

Si je n’avais pas été coincé dans la rue des pendus, trois jours auraient passé. Trois jours pendant lesquels je serais resté au lit à discuter avec un plafond peu enclin à répondre à tout répondre à tout mon ennui. Au coucher du troisième jour, je me serais enfin tiré du lit.

Jack et Louis n’étaient pas revenus depuis qu’ils m’avaient installé. Et personne de la compagnie ne m’avait visité pas même l’armoire normande. Où en étaient les recherches ? Avait-on revu Rochefort ? Je n’en savais rien.

En m’habillant, je remarquai pour la première fois, les effroyables cicatrices qui me barraient le corps. J’eus l’impression d’être entré dans la peau de quelqu’un d’autre, plus viril, plus apte à l’aventure, plus courageux. Sans le vouloir, j’étais devenu ce que j’avais toujours rêvé d’être. Hélas, aucune de ces cicatrices n’étaient assez profondes pour demeurer éternelles.

Je descendis et retrouvai le silence qui régnait désormais à la Perruche verte. Et derrière le comptoir, juste à côté de la pompe à bière, sa place fétiche, je retrouvai la maîtresse des lieux.

 

 

 

- Suzie, tu es là ?

- Bien sûr que j’suis là gamin. Pourquoi pas ?

- Mais on t’a cherchée partout !

- Ah ?

- On t’avait même laissé un mot pour nous prévenir au cas où tu rentrerais !

- J’sais, j’l’ai vu.

- Et tu n’as prévenu personne ?

- J’sais pas lire, mon gars.

 

 

 

Suzie avait sa face des mauvais jours, des lendemains de bal des nazes. Elle buvait une suze, les yeux dans le vague.

 

 

 

- Keske tu foutais dans ma chambre ?

- J’étais blessé… c’est Jack et Louis qui m’ont installé…

- Tu t’es battu ?

- Oui.

- Alors ils ont bien fait.

 

 

 

Elle n’avait même pas levé les yeux vers moi. Elle parlait d’une voix grave et lente. Il fallait être fou pour s’adresser à elle à ce moment-là. Fou ou aveugle.

 

 

 

- Suzie ?

- Mmm ?

- T’étais où ?

 

 

 

Enfin, elle leva les yeux.

 

 

 

- J’tais pas loin mon gars, j’tais pas loin.

- Et Rochefort ?

- Rochefort ? Pas vu.

 

 

 

Nous nous étions trompés. Il ne l’avait pas enlevée. Elle était juste partie comme ça, avec ses raisons. Je sus qu’elle ne dirait jamais à personne ce qu’elle avait fait de ce temps interminable ni ce qui l’avait poussé à revenir et qu’elle garderait au fond d’elle ce tas de secrets qui la rongeait à petit feu.

 

 

 

- Gaspard, tu sais le tableau de Botero… je crois que je vais l’accrocher derrière le bar.

 

 

 

 

 

 

* * * * *

 

 

 

Le temps avait passé et rien n’avait changé. Je n’avais pas avancé. Je ris de moi-même et de mon invraisemblable théorie ! Des duels et puis quoi encore ! J’ai cru que j’étais un personnage de roman de cape et d’épée. Mais les voyages ne sont pas pour moi. Je passerai certainement le reste de ma vie coincé ici. Enfin, c’était un beau rêve.

Comme je parlai ainsi avec moi-même, je décidai de me laisser guider au hasard et la rue m’ouvrit un passage inconnu. Je débouchai sur une place circulaire, baignée dans une lumière blanchâtre. Un homme que je ne connaissais pas s’avança de l’autre côté.

Sans comprendre ce qui nous arrivait, nous nous étions rencontrés au centre du cercle.

Il devait avoir à peu près mon âge, une tête assez sympathique, un air détendu. Un mètre à peine nous séparait. On resta là pendant cinq minutes environ.

Soudain, je lui balançai mon poing dans la figure. Il fit un pas en arrière et me balança le sien de la même façon. S’échangèrent alors deux uppercuts, trois crochets et un jab. Ensuite, on s’arrêta quelques instants pour reprendre notre souffle. Son dernier coup m’avait atteint directement à l’arcade et celle-ci s’ouvrit. J’essuyai d’un revers de manche le sang qui avait décidé de s’écouler. J’avais, quant à moi, atteint assez violemment son foie, ce qui, comme chacun sait, est très douloureux.

D’un commun accord, nous reprîmes l’affrontement de plus belle, échangeant comme il se doit autant de politesses que de gnons.

N’étant ni l’un ni l’autre des sportifs aguerris, il nous fallut rythmer le combat par rounds de trois minutes chacun et nous reposer une bonne minute entre chaque. Ainsi, on arriva facilement au petit matin.

Mon corps était en feu, mes poumons prêts à éclater. Je ne sentais plus ma jambe droite depuis un bon moment. Il était en nage, l’effort semblait le tuer à chaque seconde. Mais il tenait bon tout comme je tenais bon.

L’éclairage public finit par se taire et les premiers passants arrivèrent. Ils durent trouver la situation cocasse et vinrent se joindre à nous.

 

 

 

- Et bien les gars qu’est-ce qui vous arrive ?

 

 

 

Nous fumes bien incapable de lui répondre et reprîmes illico le combat. Mon estomac et ma tête étaient si endoloris que ses coups me faisaient l’effet d’une caresse. Lui recevait mes attaques avec un stoïcisme digne d’un pâtre grec.

Nous devions en être au centième round, et les spectateurs affluaient de plus en plus nombreux, lorsque quelqu’un cria : « Je mise trois apéritifs sur Gaspard ! » Immédiatement, des dizaines de cris identiques suivirent. C’est ainsi que j’appris que mon adversaire se prénommait André.

Pour les pauses, on nous porta des tabourets pour que l’on puisse s’asseoir et des bassines et des serviettes pour nous éponger.

 

 

 

- C’est bien Gaspard, tu le tiens ! me dit une voix à côté de moi.

- Jack ? Qu’est-ce que tu fais ici ?

- Je suis venu t’encourager, petit. Louis aussi.

- Salut Gaspard. Courage, tu vas le tenir.

 

 

 

Je ne compris pas immédiatement ce qui était en train de se passer. Mon adversaire était également entouré. Un type de fière allure, aux mâchoires saillantes lui prodiguait de secrets conseils à l’oreille.

 

 

 

- Tu ne bouges pas assez, petit, me dit Louis. Tu dois plus le trimbaler.

- Il est épuisé, il tiendra pas la distance, ajouta Jack.

 

 

 

Une cloche retentit.

 

 

 

- Allez, vas-y ! Utilise ton jab !

 

 

 

Jack m’aida à me relever et j’avançai au milieu du cercle en même temps que mon adversaire. Il était aussi surpris que moi et cherchait des yeux l’arbitre supposé. Je lui jetai un solide crochet du gauche qui, à ma grande surprise, ne le surprit même pas. Il riposta par un uppercut qui vint s’écraser sur ma mâchoire et résonner mes dents. Les cris des spectateurs couvrirent le bruit.

Mes forces étaient à bout, les siennes aussi. Nous nous déplacions comme deux zombies et seule une force mystérieuse nous engageait à continuer. Ce n’était pas la chaleur des spectateurs, l’orgueil démesuré de ne jamais s’avouer vaincu ou l’envie irrépressible de vaincre. C’était autre chose de bien plus profond, indicible et inaccessible. Je sus qu’à présent la victoire ne pouvait m’échapper, que cette force m’avait choisi pour être le vainqueur. Comment dire ? C’était mon heure, voilà tout. Si les conditions avaient été différentes, c’est peut-être André qui aurait gagné.

J’encaissai trois crochets successifs et préparai ma riposte. Je lus dans ses yeux qu’il avait compris comme moi. Je lui envoyai mon uppercut le plus tranchant qui le souleva littéralement du sol et l’envoya s’effondrer dans les cordes.

Alors, quelqu’un compta.

Un, deux, trois, quatre, cinq…

La tête me tournait, quelque chose était en train d’arriver.

Six, sept, huit, neuf, DIX !

Jack et Louis foncèrent sur moi, me portèrent en triomphe sur leurs épaules. La tête me tournait toujours. Je n’entendis plus les cris et les hourrahs mais le murmure d’une vitre qui se brise.

On me reposa à terre. Tous étaient muets, immobiles. André, toujours à terre, avait été laissé à l’abandon. On entendit alors un bruit sourd, lointain, le hurlement de toute une ville. Une voiture remonta la rue des pendus. Mais ce n’était pas celle d’Acajou. C’était un modèle récent. Une autre voiture arriva de l’autre sens. Puis une troisième, une quatrième.

Alors quelqu’un arriva et cria : « La rue s’est ouverte ! Nous pouvons sortir ! » Personne ne voulut le croire. Les plus vieux pleurèrent, Jack et Louis se décomposèrent. Je fus certainement le premier à comprendre. André était mon premier adversaire. J’en avais huit autres à trouver et rien ne pouvait s’opposer à cela, pas même la magie de la rue des pendus.

 

 

 

- Gaspard ! Ce n’est pas possible, dit Jack.

- Hélas, si. Je dois sortir d’ici pour accomplir mon destin.

- Toi oui, mais nous ?

- Je suis désolé.

 

 

 

Aucun des habitants de la rue des pendus ne s’était préparé à ça. Ils s’étaient tous fait une raison. Ils avaient oublié le monde extérieur. Mais le voilà qui faisait irruption et qui les saisissait à la gorge sans leur accorder la moindre chance de se défendre.

 

 

 

- C’est ta faute, cria quelqu’un. Tu as brisé la magie !

- Je n’y peux rien, c’est comme ça.

- Salaud !

- Lâche !

 

 

 

Je reçus un crachat en plein visage. On me poussa dans le dos.

 

 

 

- Calmez-vous.

- Enfoiré !

 

 

 

Nouveau crachat, nouvelle bousculade. La foule s’approche, étend ses mains pour me saisir, ses yeux rouges de sang veulent me dévorer. Je me saisis du tabouret pour les faire reculer.

 

 

 

- Laissez-moi passer.

- Traître !

 

 

 

Je jetai le tabouret au hasard dans la foule et m’échappai. Tous me poursuivirent, lançant des pierres et des insultes. Jack et Louis étaient-ils avec eux ? je ne voulus  pas le croire.

A la limite de l’épuisement, je fis à l’envers le chemin des derniers mois. La place du bal des nazes, La Perruche verte, le banc des deux compères et, arrivé là, je me fondis dans la capitale.

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Publié dans La Rue des pendus

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