Moleskine et notes de frais

Publié le par GOIDH

L’enveloppe envoyée par Gaspard contenait beaucoup plus de choses qu’à l’accoutumée. Outre le chapitre de la semaine – le vingt-et-unième – on trouvait une photo du professeur Charcot et une liste de passagers estampillée « Atlantic railways ». A l’époque où Gaspard dit avoir vécu son aventure, les travaux de Charcot n’intéressaient qu’un petit groupe de blouses blanches. Aujourd’hui, il est connu et est en passe d’être reconnu. Gaspard l’avait-il réellement rencontré ? C’est possible. Mais je n’avais jamais entendu dire que l’homme avait échappé à une catastrophe ferroviaire. Pour tout vous dire, je n’avais jamais entendu parler d’une catastrophe ferroviaire au beau milieu de l’océan !

Certes, à l’époque, je n’étais que très rarement chez moi, occupé à voyager par tout dans le monde pour le bien d’une affaire. Certains événements – comme un célèbre enterrement – s’étaient déroulés sans que je le sache.

Mon typographe, Léonard Ploupiot, vint à passer par là à ce moment précis.

 

 

 

- Ploupiot, venez un peu par ici.

- Oui, monsieur le directeur. Qu’y a-t-il ?

 

 

 

La politesse de cet homme depuis sa cure me surprenait parfois. Lui qu’autrefois ne parlait qu’avec sa presse et qui ignorait toutes les règles de la courtoisie.

 

 

 

- Vous étiez dans le coin, l’année dernière ?

- Dans le coin ? Vous voulez dire, par ici ?

- C’est cela même.

- Non. Comme je venais d’être licencié, mes petits enfants m’avaient offert un voyage à l’étranger où je restai pendant plusieurs mois. Pourquoi donc ?

- Je me demandais… N’avez-vous pas entendu parler d’une voix ferrée ralliant le vieux continent au nouveau ?

- Un transatlantique sur rails ? N’est-ce pas là une idée digne d’un Jules Verne ?

- Sans doute.

- Hé bien, monsieur le directeur, je ne pense pas. Mais je vous le dis, j’étais absent plusieurs mois et…

- Très bien. Je vous remercie Ploupiot. En sortant, pouvez-vous dire à ma secrétaire de venir ?

- Bien, monsieur le directeur.

 

 

 

Ploupiot me salua et sortit en oubliant la raison initiale de sa venue. Madeleine ne tarda pas à entrer à son tour dans mon bureau.

 

 

 

- Vous m’avez fait demander, monsieur le directeur ?

- Oui. Madeleine, dites-moi, étiez-vous sur la capitale, l’année dernière ?

- Non, monsieur. Monsieur le directeur oublie sans doute que l’année dernière, je vivais dans ma famille d’outre-manche.

 

 

 

Oui, j’avais oublié. Elle me l’avait dit pourtant. Son invisibilité était telle que je l’oubliais elle aussi. L’autre jour, je suis sorti de mon bureau, je suis passé devant elle sans la voir et j’ai fermé la porte à clef derrière moi. Le lendemain, je la découvris allongée au pied de son bureau. La pauvrette n’avait pas osé téléphoner chez moi.

 

 

 

- Et si je vous demande si vous avez entendu parler d’une compagnie de transport ayant inauguré un train qui roule au fond des océans, vous me répondez…

-… que je ne m’intéresse que très peu à tout ce qui touche de près ou de loin au ferroviaire, monsieur le directeur. Les voyages en train me donnent des hauts le cœur.

- J’en suis navré pour vous. Ca ira, vous pouvez me laisser.

 

 

 

Il était clair que je n’arriverai à rien comme cela. Il fallait que je retourne sur le terrain. J’ouvris le tiroir de mon bureau, pris mon moleskine, enfilai mon imperméable, dévalai quatre à quatre les escaliers de mon immeuble et m’engouffrai dans le boulevard.

 

 

 

Depuis ce jour, il y a quelques mois où j’avais pris la direction du GOIDH, j’avais remisé ma vie de détective privé dans un grenier où je ne mettais jamais plus les pieds.

Les réflexes ne revinrent hélas pas aussi vite que je l’aurais espéré. Une fois dans la rue, je ne sus pas par où commencer.

Je décidai d’entrer dans le premier estaminet venu et de prendre une décision une fois le ventre bien tassé.

 

 

 

- Un sandwiche au pâté et un distingué, lançai-je comme une bouée de sauvetage au malheureux qui se noie.

 

 

 

Il me fallait d’abord mettre en place mes idées. Plus je lisais les chapitres de Gaspard, plus je me disais que son histoire était tout bonnement incroyable. Au sens propre du terme. Certes, j’ai vu des choses dans ma vie qui m’auraient condamné au bûcher à une autre époque et je croyais à la magie des choses. Mais les dernières aventures de Gaspard étaient plus qu’extraordinaires.

Il y avait pourtant un moyen bien simple d’en prouver la véracité. Un événement aussi révolutionnaire avait forcément laissé sa trace dans les journaux. Et si cela n’apportait rien, je ne savais plus quoi faire d’autre. Enfin, c’était un début. J’enfournai mon sandwiche droit dans la gueule, bus mon distingué d’une traite et me dirigeai vers la bibliothèque.

Du temps ou j’y venais souvent, je connaissais presque tout le monde. L’un d’entre eux, un certain Georges avait toujours eu un faible pour moi. Sans doute, comme le barman du café royal, avait-il trop lu de romans policiers. Ou peut-être était-ce mon charme, tout simplement. Lorsqu’il me vit, il se jeta sur moi, en faisant de grands gestes avec les bras.

 

 

 

- Vous voilà donc de retour ?

- Oui, il me semble. Et je viens…

- Consulter les archives ? les journaux ? la liste des abonnés ? des emprunts ?

- Des journaux, oui. Ceux de…

- Du mois dernier ? De l’année dernière ? D’il y a dix ans ?

- De l’année dernière, cela ira. Je cherche…

- Un meurtre ? un kidnapping ? un vol ?

- Une catastrophe ferroviaire.

- Oh !

- Je ne vous le fais pas dire.

 

 

 

Georges m’ouvrit une petite salle de consultation et apporta sur ma demande, l’année entière de L’Information, journal que je ne lisais jamais mais que je savais renfermer tout ce qu’il y avait d’utile à savoir ou pas.

Pendant un instant, Georges resta planté là à me regarder. Je devinai dans son œil, une pointe de nostalgie.

 

 

 

- Ca fait du bien de vous revoir, monsieur.

- Merci, Georges. Ca me fait du bien, moi aussi.

 

 

 

L’Information reposait sur une formule simpliste. Un gros titre illustré par une image choc, des phrases courtes, percutantes et un parti pris à la limite du raisonnable. J’imaginai fort bien la composition de leur rédaction : une bande de jeunes fouines et de chacals prêts à mordre et à gaver comme des oies les lecteurs compatissants.

Je perdis toute l’heure du déjeuner à passer en revue les unes les plus absurdes, les plus fraîches, les plus monotones. Je rattrapai mon retard et je m’apercevais de ce fait que je n’avais pas raté grand-chose. Difficile de croire que dans une année où rien d’important ne s’était produit – mis à part ce célèbre enterrement – l’histoire de ce train voyageant sous les mers soit passée inaperçue. Et pourtant, il fallut me rendre à l’évidence : pas une ligne n’évoquait cette prétendue ATLANTIC RAILWAYS. M’étais-je trompé de date ? Dans sa seconde lettre, Gaspard m’informait que son aventure avait commencé le lendemain de sa disparition du square de frères Malandins. Soit il y a un peu plus d’un an. Si on compte le temps passé dans la rue des pendus, Gaspard n’a pu monter à bord du transatlantique qu’en début de l’année dernière.

Tout laissait donc supposer qu’il avait menti. Mais je ne pouvais pas m’y résoudre. Il me fallait une preuve, une vraie. Ses aventures étaient loin d’être les délires d’un solitaire. Il croisait beaucoup de gens qui auraient pu témoigner en sa faveur. Surtout l’un d’entre eux que je connaissais. Le professeur Charcot.

 

 

 

- Georges, je chercher des informations sur la vie privée du professeur Charcot. En avez-vous ?

- Hé bien, répondit l’intéressé après un moment de réflexion, je crois me souvenir d’avoir vu un article ou deux dans quelques journaux, il faudrait consulter l’annuaire. Oh ! Mais j’y suis ! La Revue des méninges lui a consacré un numéro spécial, il y a deux ou trois mois. On y trouvait une biographie récente.

- C’est exactement ce qu’il me faut !

- Je vous apporte ça immédiatement !! cria-t-il presque avec plus d’entrain que je n’en eus jamais dans toute ma vie.

 

 

 

Il me ramena en moins de cinq minutes la revue où Charcot de profil semblait avoir le regard fier et généreux des grands hommes. Les vingt premières pages étaient consacrées à sa biographie. Je lus directement la dernière page où j’appris qu’on lui avait remis un prix il y a deux ans et qu’il serait président cet été de je ne sais quelle congrégation. Entre les deux, rien. Une année insignifiante.

 

 

 

Désappointé, déçu, je remerciai Georges de ses charmantes attentions et pris la direction du bureau. Ainsi donc, Gaspard avait tout inventé. Son histoire n’était pas plus vraie que le sucre de mon café. Je savais que lorsque je rentrerai, ma secrétaire me tendrait avec émotion une enveloppe kraft contenant un ou plusieurs autres chapitres des aventures de Gaspard. Allai-je faire semblant d’y croire ? Je n’en savais rien. Pour me changer les idées, je décidai d’entrer dans un estaminet que je connaissais autrefois.

 

 

 

- Ah bin tiens, v’la un revenant !

- Salut Michel, dis-je avec un sourire difficile.

- Bin, mon vieux, t’en fais une de ces têtes. Quelqu’un est mort ?

 

 

 

Michel avait le chic pour poser des questions directes. Il aurait fait un très bon flic. Ses questions alliées à sa carrure de déménageur auraient fait sa renommée dans toutes les salles d’interrogatoire du monde.

 

 

 

- Tu me sers un petit cognac, s’il te plait.

- Avec joie. Alors raconte.

 

 

 

Ce n’était ni un souhait ni un ordre. C’était une prévision de ce qui allait se passer. Michel était un peu devin.

 

 

 

- J’édite un roman-feuilleton, La Disparition de Gaspard. Je publie chaque semaine un chapitre que je reçois par la poste, expédié par le Gaspard en question.

- Ouais. Continue.

- Il m’a dit que les aventures qui y étaient relatées étaient vraies. Et aujourd’hui, j’ai beaucoup de raisons de croire que tout est inventé.

- Et alors ? Ce n’est pas si grave.

- Non bien sûr. Mais il avait l’air si sincère et si désespéré.

- Tu le vois plus ?

- Non, il a disparu.

- Et t’as pas de preuves ?

- De son affabulation ? Si des tas. Et aucune qui dise le contraire, à part mon instinct, peut-être.

- A une époque, ça t’aurait suffi.

- Peut-être.

 

 

 

Michel et moi, on resta pendant longtemps à discuter du passé, à boire quelques verres, à lancer quelques dés. Puis comme la journée touchait à sa fin, je pris congé.

 

 

 

- Hé Rufus, tu oublies ta facture !

- Pour quelques verres, ce n’est pas grave, t’inquiète.

- Tu ne fais plus de notes de frais ?

 

 

 

A ces mots, je sentis peser mon carnet de moleskine au fond de ma poche. Je me souvins des repas pris sur le coin d’un comptoir et qui étaient dignes d’un roi. Des nuits de veille, du café froid, de la pluie qui ne cesse jamais de tomber. Du whisky bon marché que je m’enfilai dès la tombée de la nuit.

Alors, je souris à Michel et partis en courant vers mon immeuble. Ma secrétaire, évidemment, me tendit une enveloppe kraft.

 

 

 

- Laissez, Madeleine, nous nous en occuperons demain.

- Mais demain, c’est dimanche, monsieur, et le chapitre d’aujourd’hui…

- Le chapitre d’aujourd’hui, c’est moi qui vais l’écrire.

- Encore ? Ne croyez-vous pas que les lecteurs vont se lasser de vos aventures ?

- Cela se peut, Madeleine. Ou peut-être est-ce vous qui vous lasser de voir votre nom dans nos pages ?

- Pas du tout, monsieur le directeur, répondit-elle en rougissant. Je me disais juste que Gaspard…

- Nous verrons cela demain. Ce n’est pas grave si un chapitre parait dimanche au lieu de samedi. En attendant, prenez la liste des passagers que nous a envoyé Gaspard et retrouvez moi toutes les personnes qui y sont mentionnées. Je veux des noms et des adresses.

 

 

 

Madeleine, éberluée, s’assit à son bureau et entama sa lourde tache. Alors, je m’enfermai dans mon bureau et me servis un verre de whisky bon marché que je m’enfilai dès la tombée de la nuit.

 

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