La Chambre

Publié le par GOIDH

La pluie fine qui déborde sur mon galurin ne confirme qu’une seule chose : l’été n’est pas encore là. Il se fait attendre le bougre, tandis que le corps des badauds s’enduit de crème solaire à tout va, espérant quelque accalmie où il y pourrait bondir.

Depuis des semaines, je vis là, dans la rue, dans les estaminets, dans les halls de gare. Je ne me souviens plus de quand date la dernière fois où j’ai mis les pieds au bureau. Madeleine doit être dans tous ses états. Quand je pense que je l’avais recrutée pour son manque de professionnalisme et son incapacité chronique. Recrutée au dépit de jeunes femmes bardées diplômes, gonflées d’expériences. Je voulais une incapable. Car les incapables ne vous ennuient pas. Les incapables veulent bien faire et ont tellement peur de mal faire qu’elles travaillent plus que quiconque. Evidemment, on arrive parfois à certaines déconvenues. Mais avec du travail et de l’assiduité, Madeleine était parvenue à un rythme de croisière des plus honorables. Elle me surprenait souvent. Je suis sûr qu’à l’heure actuelle, elle s’est très bien occupée de mes affaires et que, lorsque je rentrerai, ce sera comme si je n’étais jamais parti.

Dans ma poche, je pris la liste qu’elle m’avait rendue. On pouvait lire sur l’en-tête : ATLANTIC RAILWAYS. Elle m’avait été envoyée par Gaspard, il y a plusieurs mois, après le prétendu naufrage du transatlantique. Soixante noms y étaient inscrits. Parmi eux : Gaspard, bien sûr, le professeur Charcot et le professeur Béryllium. Tous étaient passagers à bord du train de l’Atlantic Railways. J’avais chargé Madeleine de retrouver la trace de chacune de ces personnes tandis que, de mon côté, j’essayais d’en savoir plus sur Charcot.

On se souvient sans doute que j’avais fait chou blanc. Pendant l’année où il aurait du se trouver à bord du train, le célèbre hypnotiseur n’avait rien fait d’extraordinaire. Une année passée, sans doute, à la recherche et aux travaux divers. Le professeur Béryllium avait tout simplement disparu de la surface de la terre et je doutais même qu’il ait existé. Douze de ces passagers étaient des célébrités, publicité oblige, et que Béryllium avait ironiquement placées dans le wagon dit des « pique-assiettes ». Nul d’entre eux n’apparaissait dans le bottin mondain. De cela, j’en étais sûr. Mon informateur était le plus sûr qu’il soit. Je me souviens encore du jour où Madeleine me déclara :

 

- Monsieur le directeur ! Je n’ai identifié personne du wagon des pique-assiettes.

- Allons bon ! Vous êtes sûre ? Vous avez fait le tour de Paris-Match et des autres magazines de ménagères ?

- Oui, je suis moi-même abonnée à l’un d’entre eux… je ne vous dirai pas lequel, bien entendu.

- Ah ? Comme vous voulez. Et pas un de ces noms ne vous est familier ?

- Aucun. Mais je suis une vraie tête de linotte quand je m’y mets. Peut-être devriez-vous essayer vous-même.

- L’ennui, c’est que moi, à part le nom des chevaux, je ne retiens rien.

 

Je laissais passer un temps pour montrer que je réfléchissais mais en vérité j’avais déjà prévu, depuis belle lurette, une solution de secours. J’avais un joker dans ma manche.

 

- Je sais ! Madeleine, recopiez-moi cette liste. Et continuez votre recherche. Passez aux scientifiques. L’Académie des Sciences a forcément leurs noms quelque part dans leurs fichiers. L’important est que nous en trouvons un. Un seul !

- Bien, monsieur le directeur. Mais…et vous ?

- Je vais aller voir un de mes informateurs avec la liste des pique-assiettes. Croyez-moi si cette fois encore nous faisons chou blanc, c’est qu’aucune de ces personnes n’existe.

 

J’enfilai mon imperméable et plongeai dans l’escalier. Là, je m’arrêtai à l’étage en dessous. Je sonnai trois fois. Madame Ramirez, sourde comme c’est l’habitude chez les vieux qui vivent seuls.

 

- Ah ? C’est vous, entrez donc.

- Je vous remercie, madame Ramirez.

- Ca fait longtemps que vous n’êtes pas passé, me lança-t-elle comme un reproche qui n’en était pas un.

- J’étais très occupé, répondis-je comme une excuse qui n’en était pas vraiment une.

- Vous allez vous tuer à la tache, mon pauvre ami.

 

Madame Ramirez habitait dans un appartement identique en tous points au logement que j’occupais au-dessus. Elle avait fait son séjour là où j’avais mon bureau, sa chambre là où Madeleine avait son bureau, sa lingerie là où Ploupiot avait ses habitudes, son salon là où nous avions notre rédaction, sa montagne de Paris-Match là où nous rangions nos archives, sa salle de bains et sa cuisine là où nous avions les nôtres, tuyauterie oblige.

Elle m’offrit un siège dans son séjour et ouvrit une bouteille de poire qui avait passé là les meilleurs siècles de sa vie.

 

- Voilà…je suis venu…

- Buvez d’abord. Cul sec !

 

J’obéis. Ma gorge ne s’en remettra sans doute jamais.

 

- J’ai ici une liste de célébrités que je ne connais pas et comme je sais votre intérêt pour ces choses-là, je…

- Faites voir. Connais pas. Connais pas. Connais pas…

 

J’épargne ici au lecteur la répétition des douze injonctions.

 

- C’est tout ?

- Hélas, oui. Vous ne connaissez donc aucun d’entre eux ? Même pas les deux militaires ?

 

Il y avait dans la liste un lieutenant-colonel et un amiral.

 

- Non.

- Et ce John-John Jackson III, ne serait-ce pas le fils de cette famille qui avait eu tant de soucis ?

- Non. Lui, il s’appelait John-Jack.

- Effectivement. Ils ont le chic pour trouver des noms à coucher dehors.

- Les gens d’Hollywood, ils font rien comme tout le monde.

- Hé oui.

 

Ma déception était grande. Madame Ramirez était la spécialiste incontestée de tout ce qui concerne les gens du monde. Si elle ne connaissait aucune de ces célébrités, c’était soit parce qu’elles n’étaient pas aussi connus que ça, soit qu’elles n’existaient pas.

 

- Tant pis. Excusez-moi de vous avoir dérangé. Il faut que je retourne travailler.

- Comme vous voulez. Revenez me voir à l’occasion.

- Ce sera avec plaisir.

 

Elle me raccompagna à la porte.

 

- Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi vous avez modifié ces noms.

- Comment cela ?

- Vos noms là. Ce sont des transformations. Comme pour John-Jack en John-John.

- Mais je n’ai rien fait.

- Vous vous fichez de moi. C’est facile, vous savez, je joue aux mots mélangés tout l’après-midi dans mes magazines. Là, par exemple, c’est Frédéric Bourgeon-Pascole et pas Rougeon-Pazole. Rougeon-Pazole ! Je vous demande un peu ! Quel nom idiot !

- Et celui-là ?

- Etienne Arigot-Ceylan ? C’est Antoine Marigot-Ceylan. Facile aussi !

- Et l’Amiral Jean de Picardie ?

- Là, c’est un peu plus dur, c’est parce que je ne connais pas les militaires. Mon mari, lui, il aurait trouvé, vous n’auriez pas réussi à l’avoir, avec vos malineries. Mais je crois bien qu’il y a un commandant Jean d’Artois ou quelque chose comme ça… Je me trompe ?

- Je ne sais pas. Ce n’est pas moi qui ai écrit cette liste.

- Qui donc alors ?

- Un ami me l’a envoyée.

- Hé bien, vous direz à votre ami qu’il n’est pas très doué pour les énigmes. On dirait le jeu d’un enfant.

- Mme Ramirez, ça vous ennuierait de me mettre toutes les réponses ? J’ai peur de les oublier.

- S’il vous l’a envoyée à vous, c’est pour que ce soit vous qui les trouviez. Sinon c’est trop facile.

- Mais sans vous, c’est impossible. S’il vous plait ! Il va se moquer de moi !

- Je veux bien, parce que ça vous rend service. Mais ne lui dites pas que je vous ai aidé. Pour qui je passerais, moi !

- N’ayez aucune crainte. Je serais aussi muet qu’une bouteille vide.

 

Quelques minutes plus tard, je fis irruption dans le bureau de Madeleine à l’instant précis où elle raccrochait le téléphone.

 

- Madeleine !

- Monsieur le directeur. J’ai appelé l’Académie des Sciences et je suis tombée sur quelqu’un d’adorable, une sorte de concierge. Il connaît tout le monde. Vous n’allez pas le croire : aucun des noms de la liste de M. Gaspard n’a jamais mis les pieds à l’Académie, ça il en est sûr.

- Très bien.

- Mais, il y a une petite curiosité…

- Oui.

- Je ne sais pas si… enfin si vous permettez…

- Faites.

- Le monsieur que j’ai eu au téléphone a beaucoup ri quand j’ai parlé du Professeur Tomate, vous savez, celui qui…

- Oui, oui.

- Il m’a dit qu’il n’y avait pas de Tomate à l’Académie mais qu’il y avait un Pastèque.

- Tiens donc.

- Oui. François Pastèque. J’ai trouvé cela étrange, vous comprenez.

- Alors, vous avez demandé au concierge si aucun des autres noms de la liste ne lui rappelait pas quelque chose.

- Voilà.

- Et il vous a donné une nouvelle liste, semblable ou presque à la première.

- Absolument.

- Je le savais.

- A deux exceptions.

- Comment cela ?

- Le professeur Charcot existe bel et bien et cela nous le savons.

- Exact.

- Il y a aussi l’autre.

- L’autre ?

- Le professeur Béryllium. Il est inconnu à l’Académie des Sciences et son nom ne rappelle rien au concierge.

- Voilà un nouveau mystère sur lequel, il faudra nous pencher. Mais plus tard. Pour le moment, Madeleine, entrez en contact avec tous les noms de cette nouvelle liste ainsi qu’avec ceux de la mienne. Pendant ce temps, je vais essayer de voir ce que cache celle des journalistes.

 

Evidemment, nous faisions fausse route. Les noms des journalistes avaient bien été modifiés comme ceux des pique-assiettes et des scientifiques mais aucun d’entre eux ne fut en mesure de nous révéler le moindre indice. Tous ignoraient – ou feignaient d’ignorer – l’existence de l’Atlantic Railways et d’un train transatlantique. Certains d’entre eux étaient trop étonnés pour être malhonnêtes. Nous en revenions donc à notre seconde hypothèse : Gaspard avait tout inventé. Sans doute avait-il lu les noms des scientifiques dans des revues et ceux des journalistes dans divers articles. C’était un peu enfantin.

Madeleine ne voulait pas laisser tomber pour autant. Elle était décidée à retrouver chaque nom sur la liste des invités. La plupart pourtant, d’après Gaspard, étaient des hommes rencontrés par hasard, comme il l’avait été lui, et sans aucun lien entre eux. Mais cela ne la découragea pas. Je la vois encore rentrer chez elle avec sa liste sous le bras et son orgueil dans les yeux. Il faudra quand même que je pense à l’augmenter.

Une chose m’intriguait depuis le début. Gaspard ne m’avait jamais dit son nom. Ce n’était pas par oubli ou par manque de temps, comme on pourrait le croire, mais tout simplement, parce qu’il n’en avait pas. La liste le prouvait. Chaque passager était réparti suivant son wagon et sa cabine et son nom de famille ainsi que son prénom étaient indiqués. Le professeur Béryllium, pour ses collègues, s’était contenté de marquer leur nom car il les connaissait tous pour les fréquenter régulièrement. Il était donc étrange que pour des inconnus, rencontrés par hasard, il accepte que deux d’entre eux donnent seulement leur prénom. Quand on s’inscrit quelque part, quand on ne veut pas donner son prénom, le patronyme suffit. Mais le prénom ! Ca avait pourtant suffi pour Béryllium qui les avait inscrit sur la liste des passagers. Liste qui serait ensuite transmise à ses mécènes, aux assurances, aux journaux peut-être, quand on réalise l’ampleur du projet et la publicité qui aurait été faite s’ils avaient réussi. Il y avait donc deux prénoms égarés au milieu de passagers anonymes. L’un était Gaspard, l’autre était Antonin qui, par le plus grand des hasards, se trouvait précisément à partager la même cabine que celui-ci.

Les hasards dans mon métier n’existent pas.

 

- C’est sur lui qu’il faut concentrer nos recherches, Madeleine, ai-je dit de tout mon aplomb.

- Mais comment retrouver un prénom orphelin ? On ne va quand même pas faire tous les Antonin de France !

- Et de Navarre, si ! Mais cela prendrait énormément de temps. Concentrons-nous d’abord sur ce que nous savons de lui. Nous avons déjà une photo.

 

Je ressortais de mon bureau la photographie que Gaspard avait transmise avec son chapitre et où on voyait Antonin de profil dans le bar où ils avaient écrit chacun leur testament sans le savoir.

 

- Cette photo date de plus d’un an. Mais vu l’âge qu’il a, il n’a pas du changer beaucoup. C’est un point de départ. Allons, Madeleine, concentrons-nous. Que savons-nous de lui ?

- C’est un monsieur très poli, je crois et bien de sa personne.

- Oui.

- C’est un intellectuel.

- Certes mais encore ?

- Il lit. Il passe ses journées à lire.

- Bien sûr ! criai-je à m’en décrocher la mâchoire. Il lit ! Il lit le livre ! Le livre que convoitent Rochefort et la mystérieuse Emma !

- Oui, c’est vrai !

- Retrouvez-moi ce chapitre, il faut le relire.

 

Elle courut jusqu’aux archives et me rapporta le numéro 21 de « La Disparition de Gaspard » intitulé : « Chapitre DIX-NEUF : Le Point de non-retour ».

 

- Je me souviens avoir tremblée quand j’ai lu ce titre pour la première fois.

- Ce n’est pourtant que le passage obligé de tout voyage.

 

On le relut. Je nous revois encore concentrés, épaule contre épaule, à décortiquer la moindre des lignes pour chiner la plus petite information qui aurait pu nous être utile.

 

- Les livres ! s’écria-t-elle soudain. Il les a achetés lors d’une vente aux enchères !

- Vous lisez plus vite que moi, je n’y suis pas encore arrivé.

- Le livre de Gaspard devait sûrement se trouver dans un lot !

- Oui, vous avez raison. C’est même assez probable.

- Peut-on retrouver la trace de cette vente aux enchères ?

- L’ennui, c’est que de telles ventes, il y en a tous les jours. Réfléchissons. Où se trouvait le livre lorsque Gaspard s’en est séparé.

- Là où il l’a trouvé. Sur l’étagère de la maison sur la colline.

- On peut donc supposer qu’entre le moment où Gaspard l’a laissé sur l’étagère et le moment où Antonin l’a acheté, il n’y a pas eu d’autre propriétaire.

- Oui, répondit Madeleine, mais je voyais bien qu’elle ne voyait pas où je voulais en venir.

- Donc nous pouvons supposer que la vente aux enchères dont parle Antonin est celle de la maison sur la colline.

- Oui, oui. Mais cette maison, vous l’avez visitée, non ?

- C’est vrai. Une semaine, nous étions restés sans nouvelle de lui et je pensais à l’époque que ses aventures se déroulaient de nos jours. Nous savons à présent qu’elles se sont déroulées l’année dernière, entre le moment où je l’aperçus pour la dernière fois au square des frères Malandins et le jour où je trouvai la première enveloppe dans le Café Royal.

- Vous êtes donc allé là-bas.

- Oui, car Gaspard donnait le nom d’une ville, Lac-aux-sables. J’ai un ami dans le chemin de fer. Il a fait une petite recherche et a facilement retrouvé la gare. Et de là, je n’ai fait que suivre la description de Gaspard.

- Vous êtes entrés dans la maison ?

- Oui.

- Et qu’y avez-vous trouvé ?

- Rien. Elle était vide.

- Vide ?

- Complètement. Les volets étaient fermés, l’électricité coupée. Au village, on m’a dit que les habitants étaient partis et qu’elle était à vendre.

- Non ?

- Je suis donc allé voir l’agence immobilière chargée de la vente.

- Que vous ont-ils dit ?

- Qu’elle leur avait été cédée. Un matin, ils ont trouvé dans leur boite aux lettres l’acte de donation ainsi que le titre de propriété et un trousseau de clefs.

- Impossible !

- Et pourtant. Ils ont fait leur petite enquête mais n’ont pu retrouver les anciens propriétaires. Sans doute n’étaient-ils pas pressés de les retrouver car nous conviendrons que lorsque pareil colis arrive dans votre boite aux lettres, mieux vaut ne pas poser de questions de peur qu’on vous le reprenne.

- Tout de même. La malhonnêteté des gens, c’est quelque chose.

- Il n’y a rien de malhonnête là-dedans, Madeleine. Tout est parfaitement légal.

- Et le mobilier ? Ce sont eux qui l’ont vendu ?

- L’agence ? non. Un cabinet privé s’en est occupé.

- Vous les avez rencontrés ?

- Bien entendu. Ils m’ont dit que les propriétaires avaient décidé de vendre tous leurs biens et qu’ils souhaitaient organiser une vente aux enchères. Le cabinet a donc dépêché un commissaire-priseur sur place, publié une annonce et voilà.

- C’est tout ?

- Oui. Lorsque j’ai su cela, je n’avais plus rien à faire à Lac-aux-sables, je suis donc rentré.

 

Madeleine semblait un peu déçue. Elle débutait dans le monde des détectives. Les déceptions étaient courantes.

 

- Ne peut-on pas retrouver le nom des acheteurs ?

- Peut-être qu’ils ne s’opposeront pas à me le révéler. Il y aura sans doute un Antonin dans le lot, c’est ça ?

- S’il avait deux valises entières de livres et que Gaspard a dit que la maison sur la colline comptait très peu de livres, c’est qu’il les a tous achetés !

- Gaspard a dit ça ?

- Oui, lors de la description de la maison.

- Vous vous souvenez des premiers chapitres ? Moi, j’avoue que j’ai un peu de mal.

- J’ai écouté la lecture qui en a été faite par notre collaboratrice. Ca rafraîchit la mémoire.

- Je peux peut-être convaincre le commissaire-priseur de me révéler le nom de cet acheteur.

 

Madeleine m’impressionnait. Est-ce qu’une jeune fille avenante, belle de surcroît, et bardée de diplômes et gonflée d’expérience aurait pu avoir autant d’esprit ? Absolument pas.

J’enfilai mon imperméable et plongeai dans l’escalier. Je pris un train pour Lac-aux-sables et entrai au cabinet de vente. Contre beaucoup de persuasions et quelques pots-de-vin, ils finirent par me dire ce qu’ils savaient. C’est-à-dire pas grand-chose. Antonin n’avait pas de patronyme. Comme il n’avait pas d’adresse non plus, le commissaire-priseur se refusait à lui céder le lot. Antonin avait donc donné le nom et l’adresse d’un ami chez qui il allait résider pendant quelques temps sur le nouveau continent. J’entrai immédiatement en contact avec cette personne qui me répondit ne pas connaître d’Antonin. Je lui demandai également s’il n’avait pas eu un ami du vieux continent qui aurait séjourné chez lui l’an passé. Il me répondit que j’étais le premier quidam de ce continent à qui il s’adressait. Antonin avait donc donné une fausse adresse. Enfin l’adresse était vraie mais il ne connaissait pas son habitant. Gaspard croisait bien de gens mystérieux.

Lorsque je rentrai au bureau, Madeleine vit à ma mine déconfite que j’avais fait chou blanc.

 

- Ne nous décourageons pas. Il faut que nous retrouvions l’endroit où a débarqué Antonin. Lorsque les sous-marins ont fait surface, ils ont du être dispersés. Il faut ratisser toute la côte.

- La côte en question est immense et le naufrage, s’il a bien eu lieu, s’est déroulé il y a plus d’un an. Il nous faudrait des mois voire des années pour retrouver la trace d’Antonin.

 

Evidemment, la jeune fille s’était prise au jeu. Elle ne voulait pas céder devant la première difficulté.

 

- Et si nous cherchions plutôt la trace des propriétaires de la maison sur la colline ? Comme vous le souligniez, l’enquête pour les retrouver n’a pas été très poussée.

- Oui, peut-être.

- Avez-vous leur nom ?

- Bien sûr. Saint-Bart.

 

L’émotion intense transpira derrière les lunettes de ma secrétaire.

 

- Saint-Bart ? Comme Aurore Saint-Bart ?

- Peut-être je ne sais pas. Qui est-ce, cette Aurore Saint-Bart ?

- La seule femme à être montée à bord du Atlantic Railways.

 

Elle me montrait la liste des passagers. Aurore Saint-Bart partageait bien une cabine avec un certain Patrick Smith.

 

- Il faut être vraiment courageuse pour tenter une traversée pareille !

- Courageuse et intrépide comme l’Aurore qui accompagne Gaspard à travers l’Ouest !

 

Il faut l’admettre. Madeleine m’avait abattu d’une seule balle. Oui, ça ne pouvait être qu’elle. Elle avait pris elle aussi place dans le transatlantique comme Rochefort, comme Antonin, comme Gaspard. Tous quatre, sans forcément se connaître étaient liés par le livre.

 

- Et Rochefort ? Est-ce qu’il y est ?

- Non mais on trouve un Armand, Armand Raynal.

- Le cavalier pale, vous croyez ?

- J’en mettrai ma main au feu.

 

Elle n’a pas eu besoin de le faire. C’était plus qu’une piste c’était une autoroute. Après une brève enquête, je découvris que la famille Saint-Bart avait bien acheté la maison sur la colline cinq siècles auparavant. Elle avait même financé la construction entière de Lac-aux-sables et possédait la quasi-totalité des mines de la région. Je reconnus bien là, la fierté des hommes de montagnes. Aucun d’entre eux ne m’avait révélé ces informations. Pas même l’agence immobilière et le cabinet de vente. Chez nous, Saint-Bart était un nom peut-être rare mais pouvait passer inaperçu. Il l’était moins sur le nouveau continent.

 

- Lorsque le transatlantique a fait naufrage, Aurore a du prendre une chambre dans un hôtel tout proche, dis-je.

- Mais où a-t-elle débarqué ?

- Commençons par la région proche de l’adresse donnée par Antonin, à tout hasard.

 

On dut faire une dizaine d’hôtels avant de trouver le bon. Au Trench Motel, une Aurore Saint-Bart avait séjourné trois jours, il y a plus d’un an.

 

- C’est à peine à quelques kilomètres de la côte. Où est-elle partie ensuite ?

- Ca, ma chère Madeleine, il va falloir y aller. C’est le genre d’informations que l’on glane uniquement sur le terrain.

- Puis-je vous accompagner ? dit-elle pleine d’audace.

 

La pauvre fille était devenue folle. Ou était-ce moi ? Jamais je n’avais remarqué qu’elle était pleine de charme, presque jolie. Mon cœur fatigué pouvait-il battre la chamade à nouveau ?

 

- Vous me serez plus utile ici, Madeleine. « La Disparition de Gaspard » doit continuer et vous connaissez Ploupiot.

- Oui, monsieur le directeur, vous avez raison. J’ai été sotte de vous le demander. Pardonnez-moi.

- Non, vous avez bien fait. Et c’est parce que j’ai confiance en vous que je vous confie la direction.

 

J’enfilai mon imperméable, plongeai dans l’escalier. En arrivant sur le nouveau continent, je fis les hôtels, les gares. Je retrouvai la trace d’Aurore Saint-Bart. La suite vous est connue. Elle sauve Gaspard du piège tendu par Rochefort, elle tue ce dernier et s’enfuit vers les falaises. Commence alors la partie que Gaspard a nommé « Saudade ». Devais-je suivre leurs traces jusqu’en Patagonie ? J’ai préféré continuer à fouiner dans la région. J’ai trouvé une nouvelle piste. Une réservation d’hôtel, toujours au même nom. Et de là, par sauts de puces, je suis retourné sur la côte est. Aurore Saint-Bart a acheté deux billets pour le vieux continent. Pour Southampton, en Angleterre.

Me voilà donc, poireautant sous un réverbère avec la pluie qui me dégouline sur le galurin. Je guette la fenêtre d’une chambre d’hôtel. A l’intérieur deux amants, lui et elle. Voilà deux jours qu’ils ne l’ont pas quittée. Peut-être ont-ils remarqué que j’étais là. Peut-être pas. Sur leur lit, ils se reconstruisent, parlent d’amour et de mort. De vies à venir, de vies précédentes. Je pense avoir compris ce qui pousse Gaspard. Je crois avoir compris le mystère qui les entoure. Depuis deux jours, je ne cesse de me rabâcher ce que je vais leur dire. Enfin, je me décide. J’entre dans l’hôtel. Le réceptionniste pique un somme. Je monte un escalier sans bruit et sans âge. Je devine que leur porte doit être celle du fond.

Je reste là.

Et si je me trompais ? Si le bout du chemin qui s’annonce n’était qu’une illusion ? Aurais-je encore le courage de faire marche arrière ?

Je frappe à la porte.

On me répond.

 

- Gaspard ? C’est Rufus Célestin, du GOIDH.

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