Chapitre VINGT-ET-UN : Les Rats d'abord

Publié le par Gaspard

Nous sommes restés tard dans la nuit à discuter. C’était à qui se montrerait le plus terrifié, le plus alarmé. Chacun évidemment proposa sa solution mais aucune n’était réellement valable. Ces hommes étaient d’imminents professeurs ou docteurs ou quelque chose dans le genre mais aucun n’était marin ou cheminot, ce qui dans notre cas revenait au même. Il nous fallait l’avais et le secours de vrais aventuriers. Hélas, les seuls disponibles se trouvaient actuellement dans le wagon des invités, les mêmes qui avaient failli se mutiner sous notre nez. Seul, je restai leur meilleure carte. Les regards méfiants d’hier se changèrent en yeux mielleux et mouillés. J’étais devenu leur Long John Silver.

Des bateaux, je n’en avais jamais pris. Des trains, j’en avais pris quelques uns, mais aussi invraisemblable que cela puisse paraître, aucun des wagons qui avaient supporté mon poids ne s’était envolé comme cela.

Alors, comme tout le monde attendait qu’un miracle sorte de ma bouche, je fis semblant de réfléchir pendant une minute ou deux, et je préconisai une bonne nuit de sommeil pour se remettre de nos émotions, parce qu’elle porte conseil et parce qu’il faut avoir la tête reposée pour prendre les bonnes décisions. Enfin et surtout, parce que j’étais crevé et que malgré la gravité des événements, la seule chose à laquelle je pensais ressemblait vaguement à un lit. Je quittai donc le fumoir, non sans avoir donné rendez-vous à tout le monde pour dix heures le lendemain. Quant à Rose, elle dormirait dans une cabine à part, fermée à double tour.

Je traversai les wagons, silencieux à cette heure, exception faite du wagon des pique-assiettes qui dormait du sommeil des justes et donc forcément très bruyamment.

Lorsque j’arrivai enfin à ma cabine, j’eus la surprise de trouver celle-ci fermée. Antonin, sans doute, ne m’attendait plus. Tant pis pour lui, je n’avais pas envie de passer la nuit dans le couloir. Je toquai à la porte, d’abord faiblement, bien résolu à le réveiller. Comme je n’entendis aucun bruit, je toquai une nouvelle fois, plus fortement. Fait étrange, je n’entendis pas de bruit dans la cabine mais bien celui du verrou comme si Antonin s’était trouvé derrière la porte. Une fois le verrou ouvert, rien de plus ne se produit. Antonin s’était-il recouché dans la foulée ? La moindre des politesses aurait été de m’ouvrir la porte. Il fallut donc que je le fisse moi-même et à peine eus-je commencé à la pousser que je la reçus sur le nez, littéralement parlant. La violence du coup me projeta contre la vitre du couloir et je tombai sur mon postérieur. Une ombre surgit hors de notre compartiment et disparut dans le wagon suivant. Le temps de me relever, de jeter un coup d’œil rapide vers la couchette d’Antonin où je vis celui-ci se réveiller, totalement désappointé, et je m’élançai à la poursuite de l’inconnu. Mais la poursuite tourna court car il profita de mes quelques instants d’inattention pour s’évanouir. Je retournai à notre cabine où Antonin me demanda des comptes.

 

 

 

- Vous étiez à deux doigts d’être poignardé.

- Allons donc !

- Vous vous étiez enfermé avec un rôdeur.

- Un rôdeur ? Ici ? Mais nous sommes à vingt mille lieues sous les mers !

- La réalité est pourtant là.

- Enfermé, vous dîtes ? Je n’avais pas tiré le verrou en me couchant.

- Vous en êtes sûr ? Alors c’est lui qui l’a fait. Il cherchait sans doute quelque chose de précis et ne voulait pas être dérangé.

- Mais que pouvait-il donc chercher ? Je n’ai que des livres et vous…

- Moi, je n’ai rien. Encore un mystère qu’il nous faudra élucider. Mais pas avant dix heures demain matin.

 

 

 

Et ayant dit ceci, je m’écroulai sur ma couchette tout habillé.

 

 

 

Je fus réveillé fort désagréablement par Augustin Béryllium qui me donnait claques après claques, que je pris d’abord pour les attaques terribles du vent à la pointe du Cap Horn. Hélas, en ouvrant parfaitement les yeux, je me rendis compte que je n’étais pas ce fier capitaine de l’an 1613 mais bien moi et simplement moi.

 

 

 

- Béryllium, enfin ! m’écriai-je. Je n’allais pas tarder à trouver la deuxième partie de la carte.

- Je vous demande pardon ?

- Ce n’est rien, dis-je après un instant. Je me suis emporté voilà tout. Alors que vous arrive-t-il ?

- Des choses extrêmement graves !

- Encore ? Qu’est-ce donc cette fois ?

 

 

 

Béryllium, d’un geste de l’œil, me montra Antonin qui se tenait derrière lui et qui avait l’air d’être fort chagriné dans sa lecture.

 

 

 

- Bonjour, Antonin.

- Bonjour, Gaspard.

- Toujours ce livre. Vous n’avancez pas vite.

- Oui et je ne sais pas pourquoi. J’ai l’impression que je lis à peine une phrase en une heure. C’est très étrange.

 

 

 

Je me levai. Le professeur adressa un regard très attentif à mon anatomie. Sans doute était-il fasciné par mon corps svelte… ou peut-être qu’il regardait le pyjama que je portais et qu’il m’avait prêté et nous sortîmes de la cabine.

 

 

 

- Un nouveau wagon a disparu, me souffla-t-il à l’oreille.

- Allons bon.

- Nous avons rendez-vous au fumoir, venez.

 

 

 

Un instant, je pensai objecter que je n’étais pas habillé puis je conclus que cela me donnerait un air de général surpris par la bataille au milieu de la nuit. Toute la communauté scientifique était présente sauf les absents.

 

 

 

- Messieurs, bonjour.

 

 

 

Tout le monde me regarda mais aucun ne me rendit mon salut. Mon costume avait fait son effet.

 

 

 

- Il semble manquer du monde.

- Le docteur Sax est au cinéma, il se détend en regardant King Kong. Quant au professeur Syncope, il était à la piscine au moment où…

- Très bien. Et Rose ?

- Toujours enfermée à double tour.

- J’espère que ses détracteurs se rangeront désormais à la raison. J’ai d’ailleurs une information à vous communiquer.

- Vous connaissez le coupable ?

- Pas encore. Mais je l’ai vu sans doute.

- Vu ? Quand ?

- Hier soir, peu après vous avoir quitté. Il était dans ma cabine et s’est enfui à mon arrivée.

- Vous ne l’avez pas poursuivi ?

- Si mais il était bien trop rapide ou sa cachette était trop proche.

- C’est un de vos invités Béryllium ! Un de ces vagabonds sans foi ni loi que vous avez recrutés.

- Avez-vous vu son visage ?

- Il faisait trop sombre.

- Il faut interroger tout le monde.

- Et leur dire quoi ? Cela ne ferait que les alarmer.

- Quatre wagons ont déjà disparu. Si nous n’agissons pas rapidement, il ne restera plus que la locomotive.

 

 

 

Je m’assis sur un canapé, posai la main sur mon menton et fis quelques « moui, moui » pour montrer que je réfléchissais et déclarai :

 

 

 

- Il nous faut nous organiser. Professeur Béryllium, j’aurais besoin de la liste des passagers. Pouvez-vous m’en fournir une ?

- Certes. Je vais aller voir le contrôleur.

- Bien. Il faut mettre le docteur Sax au courant. Professeur Sémaphore, pouvez-vous vous en charger ?

- Bien.

 

 

 

Tous deux sortirent, chacun de leur côté. Le professeur Sémaphore mit moins de temps que prévu.

 

 

 

- Il n’y a plus de cinéma !

- Impossible !

- Y a-t-il quelqu’un dans la bibliothèque ?

- Le professeur Stote, je crois.

- Allez le prévenir !

 

 

 

Le professeur Sémaphore revint deux minutes plus tard.

 

 

 

- Il n’y a plus de bibliothèque !

- Impossible !

- Y a-t-il quelqu’un dans le casino ?

- Je n’ai vu que le croupier.

- Allez le prévenir !

 

 

 

Le professeur Sémaphore ne se donna même pas la peine de changer de wagon.

 

 

 

- Il n’y a plus de casino !

- Hé bien, messieurs, je crois qu’il est temps de quitter ce wagon et même ce train, pourquoi pas.

 

 

 

Je bondis hors du canapé et me ruai sur la porte. Je traversai en un éclair le wagon restaurant et comme j’allai entrer dans le wagon suivant, je fonçai dans quelqu’un qui venait en sens inverse.

 

 

 

- Vous ! dîmes tous les deux en même temps

 

 

 

Habillé d’une chemise impeccable, la canne épée à la main, c’était bien lui, l’homme à la moustache brune, l’ennemi de toujours, Rochefort.

 

 

 

- J’aurais du m’en douter. Vous partagez la cabine de cet Antonin, sans doute ?

- Oui, mais…

- Evidemment. J’aurais du vous tuer lorsque j’en avais l’occasion.

 

 

 

Rochefort s’apprêtait à tirer l’épée lorsque le signal d’urgence retentit. Le professeur Sémaphore surgit alors dans le wagon restaurant.

 

 

 

- Il n’y a plus de fumoir !

 

 

 

Il était accompagné des quelques scientifiques qui avaient pu réchapper au désastre.

 

 

 

- C’est à cause d’Antonin ! cria Rochefort en me saisissant par le col de mon pyjama. Pourquoi l’avez-vous laissé faire ?

- Mais de quoi parlez-vous ?

- Mais du livre, bougre d’andouille ! Du livre !

 

 

 

Alors je compris une infime partie de la vérité. Le livre d’Antonin, cet épais volume au cuir brun, sans titre ni indication, c’était le livre. Celui de la maison sur la colline que j’avais oublié et qui venait mystérieusement se rappeler à ma mémoire.

 

 

 

- Comment Antonin pourrait-il…

- Mais vous êtes idiot, ma parole ! hurla Rochefort avant de me balancer contre le mur. Il faut l’arrêter avant qu’il ne soit trop tard.

 

 

 

Et il disparut.

Les scientifiques s’élancèrent à sa suite mais je ne pense pas qu’il faille y voir un lien de cause à effet.

A mon tour, je le suivis et il était grand temps, car à peine eus-je passé la porte que j’entendis le professeur Sémaphore crier :

 

 

 

- Il n’y a plus de wagon restaurant !

 

 

 

Ce qui provoqua une émotion intense dans le wagon des pique-assiettes.

Le signal d’urgence avait créé une folie collective et j’eus beaucoup de mal à traverser les wagons au milieu de la cohue, de la nuée et des bagages. C’est le pyjama déchiré que j’arrivai devant ma cabine où se trouvait déjà Rochefort, stoïque comme une statue.

 

 

 

- Où est Antonin ? demandai-je immédiatement.

- Je n’en sais rien. Ses affaires ne sont plus là.

 

 

 

Arriva alors le professeur Béryllium, une liasse de feuillets à la main.

 

 

 

- Gaspard, voici la liste des passagers.

- Je n’en ai plus besoin, dis-je en empochant le document.

- Vous devriez vous rendre à l’avant du train. L’évacuation va commencer.

- L’évacuation ? demanda Rochefort.

- Oui, le train est en train de ralentir. Dès qu’il aura stoppé complètement, nous libérerons les capsules de sauvetages.

- Il doit être là-bas.

- Qui ?

- Antonin, professeur. L’avez-vous vu ? Vous savez, le jeune homme qui lisait tout le temps.

- oui, je viens de le croiser. Et vous allez sûrement rire, il avait un livre à la main. En ce moment si angoissant, c’est quelque chose tout de même !

 

 

 

Non, je ne ris pas. Et Rochefort non plus. Tandis que le train s’arrêtait, il partit en courant vers la locomotive.

 

 

 

- Monsieur ! lui cria Béryllium. Ne soyez pas si pressé, il y a suffisamment de capsules pour tout le monde. Ah, le voilà parti. Hé oui, Gaspard, il ne manque pas la moindre capsule. C’est la seule chose sur laquelle je n’ai pas fait d’économie. Si je n’avais pas d’oursin dans les poches, j’aurais construit un train en meilleur état que cette vieille ruine, achetée je ne sais où.

- Ne vous tourmentez pas, professeur. Je sais de source sure que ce qui arrive n’a rien à voir avec l’état du train.

- Ah bon ? Et quelle en est la cause ?

- Plus tard, professeur, plus tard. Pour l’instant, songeons à notre sécurité.

- Oui, vous avez raison. Allez prendre votre capsule, je vais essayer de trouver Charcot.

 

 

 

Je serrai la main du professeur et me dirigeai vers la locomotive. La cohue, déjà, avait cessé. Lorsque j’arrivai au point d’évacuation, je fus subjugué par ce que j’y vis.

Un immense canon avait poussé comme par enchantement au milieu du wagon et lançait des capsules de sauvetages loin dans le tunnel. A son côté, Rochefort, rouge de colère.

 

 

 

- C’est de votre faute ! Il a fui.

- Je n’y suis pour rien.

- Comme si vous ignoriez ce que ce livre peut faire ! Bougre d’andouille ! Pourquoi l’avez-vous laissé le lire ?

- Je ne savais pas, je vous le jure.

- Alors, vous êtes plus bête que je ne le croyais.

 

 

 

Les derniers passagers arrivèrent et s’évacuèrent.

 

 

 

- Messieurs, nous dit un cheminot, vous devez prendre place.

- J’attends le professeur Béryllium.

- Le professeur dispose de sa capsule personnelle. Allons prenez place.

 

 

 

L’idée de voyager avec Rochefort ne m’enchantait guère mais il ne restait plus que nous et une seule capsule disponible. Biplace, évidemment.

Ces canots modernes étaient en fait de mini sous-marins entièrement ronds, propulsés à l’aide d’un canon et qui disposaient de leur propre autonomie.

 

 

 

- Lorsque nous aurons évacué tout le monde, on inondera le tunnel. Laissez vous remonter jusqu’à la surface puis faites cap à l’ouest. Vous devriez atteindre le nouveau continent en moins de deux jours.

 

 

 

Nous prîmes donc place, mon ennemi et moi, dans la capsule qui nous avait été réservée. Le cheminot verrouilla hermétiquement la porte et nous souhaita bonne chance. Un sas s’ouvrit au-dessus de nos têtes, libérant ainsi le noir de l’océan. Une détonation superbe retentit alors, nous projetant à une vitesse inhumaine. En me retournant, je pus voir la locomotive où deux wagons seulement restaient attachés.

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Publié dans Atlantic railways

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