Satan polymorphe

Publié le par Abbé Adam

C’était un samedi soir pendant l’hiver, je sortais de la veillée d’un de mes amis qui venait de répondre à l’appel du Seigneur. Après lui avoir procuré les derniers sacrements, je saluai sa veuve et m’en allai par le chemin de la Malfontaine qui serpentait au milieu des plaines. La nuit était fraîche et claire et j’avais le cœur à la rêverie. Cet ami que je quittais avait beaucoup compté pour moi et mon cœur était en proie à d’ineffables douleurs.

 

Mais il était dit que je ne pourrais pas consacrer mon chemin à la prière. Alors que j’atteignais le carrefour des quatre entrées, j’aperçus un arbre blanc planté au milieu de la plaine que je n’avais jamais remarqué auparavant. Je commençai par me demander si je n’étais pas en train de devenir sénile puis je me résolus à rattraper la raison par son bon bout.

 

 

 

- Non, décidément, non, m’écriai-je pour le vent et les chouettes, cet arbre n’était pas là tout à l’heure.

 

 

 

Sa couleur était d’un blanc épais. On aurait dit qu’il était fait de frimas.

 

 

 

- Cet arbre n’a rien de normal, me dis-je en moi-même. Il doit être l’œuvre du Malin.

 

 

 

A peine eus-je pensé le nom maudit que l’arbre fut pris de tremblements comme s’il eut été vivant. Ses racines s’arrachèrent les unes après les autres dans des petits hurlements qui me firent penser aux cris que poussent certains rongeurs. Son tronc se scinda en deux et l’arbre enjamba le muret qui le séparait de la route. Le blanc vira alors au noir d’ébène.

 

La peur me tétanisait, je serrai ma bible de toutes mes forces contre ma poitrine tandis que l’arbre prenait forme humaine. Mais il n’avait d’humain que la forme car la créature qui se tenait à présent devant moi était gigantesque. Elle portait une armure noire, son heaume cachait complètement sa figure et à sa taille pendait une épée qui aurait pu fendre une montagne.

 

 

 

- Arrière démon ! criai-je de toutes mes forces. Arrière !

 

 

 

A ma grande surprise la créature s’immobilisa. Son épée disparut comme par enchantement. Son armure devint molle, bientôt liquide et forma une flaque sombre à ses pieds. Mais l’apparition ne resta pas nue comme un ver pendant très longtemps. La matière gluante qui s’était écoulée remonta toute seule sur ses jambes et lui recouvrit bientôt tout le corps. Elle se mit à bouillir, dégageant une odeur plus pestilentielle qu’une mer d’immondices.

 

Cela dura ainsi quelques instants puis l’odeur disparut. La créature était à présent un homme grand et pauvre, vêtu d’un costume sombre et au cou aussi long que maigre.

 

 

 

- Adam, petit, petit Adam, siffla l’homme. Pourquoi as-tu peur de moi ? Ne suis-je pas ton ami ?

 

- Qui es-tu démon pour me parler de la sorte ? Ignores-tu que je suis un vrai abbé ? Je ne suis pas le premier pécheur venu.

 

- Je sais parfaitement qui tu es, Abbé Adam. Je sais aussi que tu me voues une obsession des plus fidèles. Ton maître pourrait en éprouver quelque jalousie.

 

- Je ne crois que tu sois réellement qui tu prétends être. Tu n’es qu’un démon de second ordre qui doit pulluler dans je ne sais quelle légion infernale.

 

- Et toi qui crois-tu être sinon qu’un brave soldat ? répondit l’apparition tout en se muant en une nouvelle forme. Un brave petit soldat, sans autre solde que celle qu’il vole aux braves ouailles qui garnissent son abbaye.

 

 

 

Un moine pas plus grand qu’un enfant me souriait comme le plus grand des affronts.

 

 

 

- Satan !

 

- Ah, à la bonne heure ! Pour toi qui me voues une passion sans faille, tu en as mis du temps.

 

- Pourquoi es-tu venu me tourmenter ? Cherches-tu à me faire mourir de peur par tes transformations incessantes ?

 

- Te faire mourir de peur ? Quelle idée ! Je veux juste m’amuser pas t’effrayer. Je pensais que tu aimerais que nous discutions comme deux gens d’église doivent le faire.

 

- Tu n’es pas personne d’église !

 

- Bien, bien, apparemment la compagnie des tiens t’importune. Préfère-tu celle-ci ?

 

 

 

Le dos du diable se courba, sa robe de bure disparut et fit apparaître une peau singulière. On aurait dit du cuir noir.

 

 

 

- Et bien comment me trouves-tu à présent ? me demanda un pourceau qui devait peser dans les deux cents livres. Suis-je suffisamment gras pour satisfaire un abbé bedonnant et fort en appétit ?

 

- Monstre, ne cesseras-tu pas de me tourmenter ? Je pleure la mort d’un ami.

 

- Ah ? Je l’ignorais. Je suis impardonnable. Et cet ami t’était cher ?

 

- Très. Nous avons grandi ensemble.

 

- Oh. Et il était pieux ?

 

- C’était l’âme la plus belle, la plus pure que l’on puisse trouver à la surface de notre monde.

 

- Tiens donc. Pardonne mon ignorance mais je ne savais pas que les anges buvaient.

 

- Que dis-tu ?

 

- Et il fumait aussi, comme un pompier.

 

- Quoi ?

 

- Il désirait secrètement sa fille alors qu’il était heureux en mariage.

 

- Infamie !

 

- Il venait uriner régulièrement sur la porte de ton abbaye.

 

- Mensonge ! C’était pour me voir.

 

- Il piochait dans la caisse le soir.

 

- C’était l’œuvre d’un malandrin.

 

- Il a brûlé la grange de son voisin.

 

- C’est une lanterne qui s’est renversée.

 

- Le jeu était son pire forfait.

 

- Il jouait certes mais il était raisonnable.

 

- Il se prostituait dans l’étable.

 

- Ca suffit ! Je ne veux plus rien entendre.

 

 

 

Et je m’élançai sur le chemin bien décidé à mettre le plus de distance entre Satan et moi.

 

 

 

- Attends, attends ne te vexe pas !

 

 

 

Je ne répondis pas.

 

 

 

- L’abbaye est bien trop loin. Tu vas t’user les souliers.

 

- Paul a souffert plus que cela, sur le chemin de Damas.

 

- Ne sois pas idiot, monte sur mon dos.

 

 

 

Je me fis alors doubler par un âne dont les oreilles me dépassaient de quelques centimètres.

 

 

 

- Prendras-tu toutes les formes ?

 

- Toutes. Mêmes les plus farfelues. Ne veux-tu pas venir gambader avec moi ? Tu dois être assoiffé et fatigué après tous ces efforts.

 

- Je peux encore tenir.

 

- Allons ! Tu ne refuseras pas un verre de vin…

 

 

 

Et disant cela, l’âne bondit haut dans le ciel. En retombant, il s’était transformé en un solide tonneau de chêne. Le tonneau roula dans la campagne, fit des allers, des retours, traça des cercles, des arcs, des zigzags puis revint vers moi.

 

 

 

- Alors, que dirais-tu d’une bonne rasade ?

 

- Je n’ai que faire de ton vin, maudit. Je rentre chez moi.

 

- Ah décidément, je te croyais plus drôle. Tu as gagné, je me suis lassé. Vois : je m’en vais et plus jamais tu ne me reverras.

 

 

 

Le tonneau remonta le chemin et disparut dans la nuit.

 

 

 

- Il était temps, dis-je à voix haute.

 

 

 

Et je repris ma route.

 

Mais à peine eus-je fait quelques pas que j’entendis un bruit qui arrivait dans mon dos. L’épaisseur de la nuit m’empêcha de distinguer quoi que ce soit. Puis soudain, je vis apparaître une roue de charrette deux fois plus grande que de coutume et qui me cria :

 

 

 

- Attention, Adam, mon petit ! Attention, ou je vais t’écraser !

 

 

 

Je n’eus pas le temps de profiter de ce conseil, la roue était déjà sur moi. Elle me renversa sans pour autant me faire le moindre mal.

 

Lorsque je me relevai, je n’entendis qu’un rire qui s’éloignait.

 

 

 

- Me voilà enfin débarrassé. Cette fois, je ne le reverrai plus.

 

 

 

Je ne crus pas si bien dire. J’eus l’occasion maintes fois d’emprunter ce chemin mais jamais le diable ne réapparut. J’acquis alors la certitude que je l’avais déçu et qu’il s’en était allé chercher un autre compagnon de jeu. Dès cet instant jusqu’au moment de ma mort, ce fut mon plus grand regret.

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