Chapitre DIX-HUIT : L'Interminable qui n'en finit pas

Publié le par Gaspard


Le Hangar 36 était une sorte de forteresse gardée jour et nuit par deux pauvres types qui ne savaient pas ce qu’ils gardaient. On avait également pris soin de faire garder l’intérieur par quatre autres types, un peu plus débrouillards que leurs collègues mais pas beaucoup plus.

Je m’étais levé fort tôt ce matin-là. En fait, non. Pour dire toute la vérité, je ne m’étais pas couché. Ma nuit avait été utilisée à la réflexion et à la méditation. Alors, vers les six heures du matin, j’étais rempli d’une évidente impatience et me dirigeai vers la sentinelle.

 

 

 

- Halte ! Qui va là ?

- Un ami.

- Qui ça ?

- Un ami du professeur Béryllium.

- Que voulez-vous ?

- Entrer.

- Pourquoi faire ?

- Pour voir.

- Voir quoi ?

- Ce qui s’y trouve.

- Où ça ?

- Dans le hangar.

- Comment savez-vous ce qui s’y trouve ?

- Je le sais.

- Et comment savez-vous que vous le savez ?

- On me l’a dit.

- Qui ça ?

- Quelqu’un.

- Et où se trouve-t-il ?

- A l’intérieur.

- De quoi ?

- Du hangar.

- Lequel ?

- Celui-ci.

- Vous en êtes sûr ?

- Non.

- Alors pourquoi êtes-vous là ?

- Pour entrer.

- Hé bien ! Qu’attendez-vous ? Circulez !

 

 

 

Il m’ouvrit la porte et j’entrai. Pendant un moment, je crus qu’il allait me retenir pour me poser une autre question, mais non.

La deuxième le fit.

 

 

 

- Halte ! Qui va là ?

 

 

 

Et de là, le même jeu.

Enfin libre de mes mouvements, je pus observer à loisir l’invention du professeur Béryllium. A première vue, c’était un train tout ce qu’il y a de plus classique. Interminable, il devait bien avoir une trentaine de wagons. En m’approchant, je vis que chacun d’entre eux était étiqueté. Ainsi un wagon avait été réservé pour les journalistes, un autre pour le comité  scientifique, deux pour les invités du professeurs Béryllium et sur la dernière étiquette, on pouvait lire : « Pique-assiettes ». A ces premiers wagons s’en ajoutaient d’autres pour le service, le restaurant, le fumoir, la salle de jeu, la piscine, la bibliothèque, le salon de massage, le casino et le laboratoire d’océanographie. Chacun de ces wagons était décoré en style empire et peints à la main dans un vert et rouge assez sombre et portait l'inscription : "Atlantic railways".

Lorsque j’atteignis la locomotive, j’eus la surprise de remarquer qu’elle était à vapeur.

 

 

 

- Gaspard ! fit une voix étonnée dans mon dos. Que faites-vous ici ?

- Professeur Béryllium ! Je passais dans le coin et j’avais envie de voir le train.

- Oui, oui, tout cela est très bien. Mais ce que je vous demande, c’est comment êtes vous entré ?

- Vos sentinelles m’ont laissé passer.

- Impossible ! Je ne vous ai pas donné votre laissez-passer.

- J’ai expliqué qui j’étais.

- Il devient vraiment impossible de trouver du bon personnel de nos jours. Enfin, puisque vous êtes là, je vais vous faire faire le tour du propriétaire.

- Je viens déjà d’en avoir un petit aperçu et justement, il y a quelque chose qui me turlupine.

- Allons !

- Votre locomotive…

- Et bien ?

- Il y a une cheminée.

- Bien sûr qu’il y a une cheminée. Vous n’aimez pas les cheminées ?

- Si, si, je les adore même.

- Alors, quel est le problème ?

- Elle marche à la vapeur ?

- Evidemment. Pour une locomotive munie d’une cheminée, c’est la moindre des choses, vous ne pensez pas ?

- Si, si.

- Alors, il n’y a plus de problème. Maintenant si vous vou…

- Professeur, si vous permettez.

- Quoi donc ?

- Votre locomotive…

- Et bien quoi, ma locomotive !

- Elle fonctionne à la vapeur et nous allons traverser l’océan.

- Oui et alors ?

- Où trouverez-vous le bois nécessaire à son fonctionnement ? Et l’eau pour la refroidir ?

- L’eau ? ria-t-il. Nous n’en manquerons pas, je pense.

 

 

 

Le temps de réfléchir à un système pouvant récupérer l’eau sans que nous n’ayons à nous noyer, le professeur m’avait expliqué que la locomotive fonctionnait à l’électricité mais comme le circuit électrique qui passait sous l’océan n’avait pas été testé, on l’avait également munie d’une alimentation à vapeur et approvisionné un wagon d’une quantité suffisante de bois.

 

 

 

- Et comme deux précautions valent mieux qu’une, nous allons  atteler une deuxième locomotive du même modèle que la première au wagon de queue. Vous voilà rassuré ?

- Certes.

- Alors parfait. Restez par là, si vous le désirez, j’ai encore plein de dernières vérifications à opérer. Mais ne touchez à rien, les sentinelles ont ordre de tirer à vue.

- Que craignez-vous donc ?

- Mon succès au concours a fait beaucoup d’envieux, surtout chez certains de mes anciens collègues. Puis il y a les autres compagnies de transports qui ne voudront sans doute pas prendre le risque de laisser apparaître un nouveau concurrent. Enfin, il y a ces dictatures de l’Est qui voudraient faire main basse sur le projet à des fins militaires. Et il ne faudrait pas oublier le consortium océanologique qui voit en mon invention une attaque terrible à l’écosystème. Et il y a toujours les dingues et les terroristes dont il faut se méfier.

- Ah quand même.

 

 

 

Le professeur Béryllium rejoignit deux mécaniciens qui frappaient rigoureusement avec un épais marteau sur une porte qui semblait s’ouvrir avec difficulté.

J’observai une sentinelle qui s’occupait actuellement à se gratter le dos à l’aide du canon de sa mitraillette puis je m’ennuyai quelques heures jusqu’à ce que le professeur Béryllium revienne vers moi.

 

 

 

- Les premiers passagers ne vont pas tarder à arriver. Vous devriez aller vous choisir une cabine. Prenez n’importe laquelle mais ne vous trompez pas de wagon.

 

 

 

Je m’exécutai quand le professeur me retint.

 

 

 

- Vous n’avez pas de bagages ?

- Heu…non. J’aime voyager léger.

- Je comprends, mais quand même… Bah ! Je vous prêterai un pyjama et une brosse à dents.

- Je vous remercie.

 

 

 

J’entrai alors dans le premier wagon des invités qui, à ma grande surprise, ne me parut pas si différent d’un train classique. Le professeur Béryllium ne m’avait expliqué le fonctionnement de son train que très sommairement mais je m’attendais à trouver tout l’équipement habituel d’un sous-marin : cabine de dépressurisation, équipements de plongée… Au lieu de cela, on ne rencontrait qu’un alignement de compartiments tout simple. Le professeur n’avait pas construit ce train mais l’avait tout simplement récupéré.

Je me choisis un compartiment assez loin des portes et des toilettes et me pris la couchette du dessus où je posai une page déchirée de mon carnet et où j’écrivis : « RESERVE Gaspard ».

 

 

 

A midi, le hangar était plein de personnalités et de personnes. Une estrade avait été montée à la va-vite pour accueillir un illustre inconnu, et apparemment, tout le monde avait été mis dans la confidence car ils se pressaient tous devant alors que ce n’est pas la place qui manquait tout autour. Une heure plus tard, tandis que le train crépitait sous les flashs des journalistes et qu’un marchand de saucisses enfumait l’espace, la foule piétinait.

Une heure supplémentaire s’écoula et une délégation composée de Béryllium, d’un gros type en costume de cérémonie et de quatre autres gars monta sur l’estrade. Le gros type fut applaudi par tout le monde. Apparemment, il était assez connu. Il fit un long et courageux discours sur les sciences, l’avenir de l’homme et toutes ces sortes de choses. Puis le professeur Béryllium parla à son tour et invita les passagers à monter, ce que je fis avec les autres. Nous fumes glorieusement photographiés de part en part et certains du wagon des pique-assiettes répondirent à des interviews.

J’entrai le premier dans mon compartiment et restai seul pendant un petit moment. Je découvris que la plupart des invités du professeur Béryllium venaient par deux et étaient résolus de le rester. Enfin, un homme entra et je le reconnus comme étant l’homme de la veille, qui était assis à une table du bar où j’avais déposé mon testament et qui regardait le vide. Il me salua poliment en ôtant son chapeau mais n’ouvrit pas la bouche. Un instant plus tard, on annonça le départ imminent du train. Je me précipitai dans le couloir et tentai d’apercevoir, quelque chose par la fenêtre. Mais celle-ci n’était pas pratique pour cette opération. Je l’ouvris résolu d’y passer ma tête quand un voyageur m’attrapa par le bras.

 

 

 

- Mais êtes-vous donc fou ! me cria un grand échalas à l’écharpe mauve. Vous allez tous nous noyer !

- Que je l’ouvre que je la ferme, que cela changera-t-il ? Ces fenêtres ne sont pas hermétiques.

- Comment ? Mais c’est impossible !

- Regardez donc. Il y a un trou d’air gros comme mon pouce.

 

 

 

Et le visage du quidam de devenir jaune comme un pastis bien dilué. Il fit un scandale, hurla de tous ses poumons de mal chaloupé, prit sa valise et descendit du train. On tenta bien de le retenir mais sans y parvenir.

Alors le train commença à bouger et le monde retint son souffle. Dans un bruit titanesque, les portes gigantesques du hangar s’ouvrirent, révélant un tunnel de verre plongeant dans les entrailles de l’océan.

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Publié dans Atlantic railways

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