Chapitre DIX-NEUF : Le Point de non-retour

Publié le par Gaspard

 

Passée la première excitation du départ, il fallut reconnaître que l’invention du professeur Béryllium était en tous points confortable. Pendant la première heure de voyage, les passagers et moi passâmes notre temps le nez collé à la vitre comme dans des gamins dans une maternelle. Seul le capitaine Nemo peut comprendre quelles furent nos joies et nos peines lors de notre entrée au cimetière des navires. Puis en accord avec une loi naturelle et injuste, la lumière a cédé sa place à la nuit. Alors les gueules se sont décollées des vitres et les cris se sont tus. Bercé par le tougoudoug-tougoudoug, j’ai fermé les yeux et me suis endormi. J’ai rêvé de choses injustes, les jours et les nuits ont passé, et je me suis réveillé.

Mon compagnon de couchette était assis en face de moi, il lisait un livre de cuir brun et sans aucun titre. Le brouillard et l’obscurité qui envahissaient mes yeux et la cabine m’empêchaient d’avoir les idées claires.

 

  

- J’ai dormi longtemps ?

- Aucune idée, répondit-il sans lever les yeux de son livre.

- J’ai ronflé ?

- Peut-être.

 

  

Sa lecture ne tolérait apparemment aucune interruption ce que je compris très bien. J’ai pris le train plus souvent qu’à mon tour et les livres ont souvent été mes seuls compagnons. Qu’il y a-t-il de pire que d’être dérangé dans sa lecture par une petite vieille dame transportant son chat féroce sur les genoux ou par un mioche braillard pleurant ses parents indignes qui l’ont abandonné ?

Le rêve ? un wagon rien que pour moi. Pour moi et pour une jolie fille à la limite, que l’on puisse regarder du coin de l’œil entre deux sonnets, juste pour le plaisir de l’esthète. Hélas, il n’y avait pas beaucoup de femmes à bord. La folie doit être strictement féminine.

Depuis presque quatre jours que nous étions partis, je ne m’étais pas trop baladé dans les wagons. Je fréquentais le restaurant évidemment mais pas aussi assidûment que l’aurait pu faire un galant. Mon voisin n’y prenait aucun repas et mangeait seul dans notre cabine. Le reste du temps il le passait à lire quantité de bouquins qui garnissaient les épaisses valises qu’il avait emportées. De lui, je ne connaissais rien à part son nom car nous nous étions mutuellement présentés.

 

  

- Gaspard, ravi.

- Antonin, enchanté.

 

  

Quel était son passé ? Qu’elle était la soupape mal fixée dans son cerveau qui l’avait poussé à entreprendre ce terrible voyage ? Quelle était son histoire ? Qu’allait-il faire au nouveau continent ? Pourquoi avait-il emporté tant de livres ? Telles étaient les questions que je me posais depuis mon départ mais que je me posais qu’à moi seul.

Pourtant à cet instant précis, profitant encore sans doute du demi-sommeil qui m’assaillait, je demandai d’une voix pâteuse :

 

  

- Dites-moi, Antonin, pourquoi avez-vous emporté tant de livres ?

 

  

Et il répondit :

 

  

- Parce que ce sont mes seuls bagages.

 

  

Et cela bien sûr sans lever les yeux. Comme on s’en doute peut-être, cette réponse fut loin de me satisfaire. J’attaquai donc derechef :

 

  

- Puisque ce sont vos bagages, pourquoi les dévorez-vous ? Habituellement, j’ai bien quelques chemises parmi mes préférées dans mes bagages et je vous assure que je ne me suis jamais jeté dessus.

 

  

Ce à quoi il répliqua :

 

  

- Parce que lorsque je suis en face de livres, je suis pareil à un enfant et vous savez comment sont les enfants : Tout nouveau, tout beau.

 

  

Ni yeux, ni satisfaction, je lançai illico une troisième attaque :

 

  

- Ils sont donc neufs… enfin pour vous. Vous en avez fait l’acquisition récemment ?

 

  

Et sans même profiter de mon attaque un peu lâche, il répondit, pour la forme :

 

  

- Certes, à l’occasion d’une vente aux enchères.

 

  

Acculé, je n’avais plus le choix, il me fallut user de toutes mes armes, surtout les plus secrètes :

 

  

- Et de quoi parle-t-il ce livre aux abords si passionnants ?

 

  

Cette fois, il souleva les yeux, j’avais gagné.

 

  

- Vous allez rire, dit-il avec un grand sourire. Cela raconte l’histoire d’un érudit scientifique qui a creusé un tunnel entre deux continents à vingt mille lieues sous les mers et qui y fait passer un train.

 

  

J’avais perdu. Il emportait la conversation, haut la main grâce à cette surprise de dernière minute. Effondré, mes dernières forces s’envolèrent et je ne pus que rétorquer un tout petit :

 

  

- Amusant, en effet.

 

  

Il replongea dans son livre, savourant sa victoire.

L’air commença à me manquer, je décidai d’aller faire quelques pas dans le couloir.

 

  

La plupart des cabines étaient fermées et je traversai successivement les wagons des passagers sans être abordé par qui que ce soit. Au wagon des journalistes, j’entendis un grand tumulte. De terribles débats semblaient s’y dérouler. Au wagon des pique-assiettes, je fus assailli par un épais nuage de cigares et une odeur de nourritures trop grasses. De terribles repas semblaient s’y dérouler. J’y croisai là une sorte de ministre sur le retour qui me demanda l’obligeance de m’écarter pour qu’il aille de ce pas rendre ce qu’il avait mis tant de soins et d’efforts à ingurgiter. Au wagon de la communauté scientifique, je n’entendis rien et n’y sentis rien. Les cabines semblaient vides.

 

  

- Sans doute sont-ils tous au laboratoire d’océanographie, dis-je pour le silence et pour moi.

 

  

Je traversai le wagon restaurant totalement désert et entrai dans le fumoir.

 

  

- Gaspard !

 

  

Le professeur Béryllium entouré des membres de la communauté scientifique était assis au milieu de nuages de fumée et me faisait de grands signes avec les bras pour m’inviter à m’asseoir. Ce que je fis dans un club de cuir noir que n’aurait pas dédaigné Dorian Gray.

 

  

- Bonsoir, professeur.

- Bonsoir… Vous l’entendez ? Réflexe naïf de l’homo sapiens qui voit la nuit autour de lui. C’est « bonjour » qu’il faut dire Gaspard. Il est à peine dix heures du matin. Allez, vous prendrez bien un verre de Brandy ?

- Volontiers mais n’est-il pas un peu tôt pour cela ?

- Certes, mais l’occasion s’y prête. Songez, cher ami, que nous avons franchi le point de non-retour.

- Et c’est une bonne chose ?

- Ah, ah, j’aime votre fraîcheur, ria-t-il. J’admets que le terme a de quoi faire trembler mais il n’en est rien. C’est juste que nous avons accompli plus de la moitié du chemin. A partir de maintenant, nous mettrions plus de temps à rattraper le vieux continent qu’à s’élancer vers le nouveau. C‘est le point de non-retour.

- Dans ce cas, santé !

 

  

Je bus une gorgée de mon Brandy et en profitai pour observer l’assemblée. Tous étaient d’imminents scientifiques plus nobélisés les uns que les autres et tous avaient le regard rivé sur moi.

 

  

- Messieurs, j’ai rencontré Gaspard sur le port la veille de notre départ. Il cherchait à s’embarquer clandestinement vers le nouveau continent et voyage sans bagage.

 

  

Cette courte présentation de mon état provoqua quelques réactions d’étonnement.

 

  

- Alors, Gaspard, continua Béryllium, qui assurait seul la conversation. Comment trouvez-vous mon train ?

- Exceptionnel. Le voyage me ravit. Vous avez tout visité ?

- Pas exactement. Je n’étais jamais allé aussi loin.

- Ah bon ? Vous n’avez donc rien vu ! Venez, je vais vous faire visiter. Messieurs, permettez que je vous enlève notre ami ?

 

  

Personne n’émit la moindre contrariété à mon départ ce que je ne sus comment prendre.

Béryllium me fit passer dans le wagon suivant qui contenait le casino. Deux tables étaient réservées pour le poker, une à la roulette et la dernière au blackjack. Un homme de trente ans environ, droit comme un I et habillé tout en paillettes répondit au salut que lui adressa le professeur.

 

  

- C’est notre croupier me souffla celui-ci. Il s’ennuie un peu, il n’y a pas grand monde à cette heure-là. Mais nous sommes vendredi 13 demain, il y aura plus de monde.

 

  

Le wagon suivant était en réalité une bibliothèque. On y trouvait un stock suffisant de livres mais pas de vieille dame aigrie derrière ses lunettes et son comptoir. Ensuite vint la salle de cinéma qui d’après les dires de mon guide pouvait accueillir cinquante personnes. Le soir même devait être diffusé King-Kong, le vrai, celui des années trente.

On passa alors dans la piscine.

 

  

- Elle est un peu modeste, je vous l’accorde mais c’est très agréable. Personne n’a pensé à emmener son maillot et je n’ai pas pensé à ouvrir un service de location. Je suis donc en permanence seul.

 

  

La pièce suivante ne comportait pas de fenêtre. Une femme de cinquante ans environ nous salua très poliment.

 

  

- Rose, je vous présente Gaspard, un de mes amis. Gaspard, voici Rose, notre masseuse. N’hésitez pas à venir la voir, elle est redoutable. L’autre soir, j’avais trop veillé à ma table et je me suis réveillé avec une douleur terrible dans le cou. Je suis allé voir Rose. Dix minutes plus tard, j’étais comme libéré.

 

  

On passa alors dans l’avant dernier wagon, la salle de jeu. On y trouvait un billard, quelques flippers et deux baby-foot.

 

  

- Nous y voilà enfin. Le laboratoire d’océanographie. Nous l’avons équipé des dernières innovations technologiques. Lorsque nous reviendrons au port, nous aurons en notre possession les données les plus précises que ce domaine ait jamais connu. Allons, Gaspard, à vous l’honneur.

 

  

Je tournai la manivelle et ouvris la porte, libérant ainsi un air froid et agressif. A la place du laboratoire, il n’y avait qu’un long tunnel de verre plongé dans l’obscurité.

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Publié dans Atlantic railways

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