Chapitre VINGT : Y a-t-il un saboteur à bord ?

Publié le par Gaspard

L’affaire fut tenue secrète. Et ce ne fut pas une mince affaire. Les journalistes ont voulu mettre leur nez dedans et se sont vite retrouvés enfoncés jusqu’aux chevilles. Il nous a fallu inventer une sottise selon laquelle le laboratoire d’océanographie n’aurait pas disparu mais aurait été volontairement laissé en arrière parce que la communauté scientifique n’arrivait pas à se mettre d’accord sur son utilisation.

 

 

 

- C’est pour éviter les guerres et les longues bouderies, déclara le professeur Béryllium, vous comprenez n’est-ce pas ?

 

 

 

Quant à la disparition du professeur Tomate qui se trouvait à l’intérieur du laboratoire au moment du mystère, le professeur ajouta :

 

 

 

- Il s’opposait à l’abandon du wagon. Nous n’avons pas eu d’autre choix que de l’abandonner lui aussi.

 

 

 

 

 

 

Aucun des journalistes ne fit d’objection et ils se contentèrent de prendre des notes sur leurs blocs. Puis, ils se retirèrent et, comme d’un seul homme, s’enfermèrent dans leur cabine pour rédiger leur article.

Les pique-assiettes furent plus difficiles à convaincre. Car ces gens-là s’ennuient et pour tromper leur ennui, ils doivent se mêler de tout. Un seul d’entre eux posait plus de questions que l’armada de journalistes.

 

 

 

- N’y avait-il pas quelque chose là, après la salle de jeu ?

- Avançons-nous plus vite maintenant que nous sommes plus léger ?

- Le différent ne pouvait-il pas se régler au pied d’un saule pleureur ?

- Le professeur Tomate a-t-il suffisamment de jus pour tenir jusqu’au port ?

- Tout le monde est-il satisfait du salon de massage ?

- Dois-je préparer un discours pour saluer son dévouement ?

- A quelle heure on mange ?

 

 

 

Une fois encore, le professeur Béryllium parvint à calmer son auditoire par des phrases évasives et des excuses aussi fausses que celle d’un écolier.

Mais les invités nous posèrent plus de problèmes. Le tiers d’entre eux étaient des cheminots et un autre tiers des marins expérimentés. Tous connaissaient les rouages du mensonge plus que quiconque et ils n’avalèrent pas la plus petite écaille de nos couleuvres. Ils débarquèrent dans la salle de jeu – réquisitionnée pour l’occasion – et demandèrent des réponses à la façon dont ces gens la demandent habituellement. Avec quantité de gourdins, de torches et de piques.

Parmi ces grands noms de la science, j’essayai de me faire tout petit, parce qu’après tout je n’y étais pour rien et si les apparences semblaient montrer le contraire, tout n’était qu’un mauvais enchaînement de circonstances. A cet instant, j’enviai Antonin, resté dans notre chambre, occupé sans doute à lire et n’ayant aucun lien que ce soit avec toute cette affaire. Et, tandis que je reculai, conscient que mon dos finirait bien par rencontrer un mur à un moment donné, un scientifique, un certain Charcot, s’approcha du professeur Béryllium et l’emmena à l’écart, c’est-à-dire à la position que je m’efforçai d’occuper.

 

 

 

- Béryllium, si tu me le permets, je crois que j’ai la solution à nos problèmes.

- Parle ! déclara vivement celui-ci, je t’écoute.

- Tu sais que mes travaux ont beaucoup progressé depuis notre dernière entrevue…

- Oui, sans doute, puisque c’est ce que tu m’as dit dans ta lettre.

- Je crois être en mesure de calmer ces acharnés.

- Tu veux dire que…

- Oui !

- Ils sont nombreux, tout de même.

- Cela ne coûte rien d’essayer.

- Oui, après tout, la seule chose que tu risques, c’est de te faire étriper le premier. Alors va, Jean-Martin, puisque tel est ton destin.

 

 

 

Comme je le supposais depuis un moment, Augustin Béryllium lisait trop de romans. Le professeur Charcot s’avança au devant des ennuis, écartant la foule de ses congénères et dit d’une voix forte et néanmoins peu assurée :

 

 

 

- Messieurs, messieurs, calmez-vous, je vais tout vous expliquer.

- Allons, Charcot, que vas-tu leur dire, voyons ? demanda un intelligent scientifique pas très malin.

- Mais la vérité, simplement, répondit-il en essayant de faire passer son clin d’œil pour un tic nerveux.

 

 

 

Il sortit de sa poche une épaisse chaîne dorée où pendait une grosse montre.

 

 

 

- Il n’y a là aucun mystère, continua-t-il. Je vous assure que la raison est aussi simple que cette montre. Regardez bien, fixez cette montre.

 

 

 

Charcot fit balancer sa montre de gauche à droite et tous la fixèrent.

 

 

 

- Vous voyez, il n’y aucune raison de s’énerver. Nous sommes entre gens civilisés. A présent, vous allez regagner vos cabines. Le professeur Tomate a préféré rentrer au port avec le laboratoire d’océanographie. Pourquoi l’aurions-nous empêché, il en avait parfaitement le droit.

 

 

 

Dans le wagon, le silence était total. Tous les mutins semblaient comme absorbés par la montre qui se balançait devant leur nez et buvaient les paroles de Charcot comme du petit lait. Les membres de la communauté scientifique et moi étions également absorbés, totalement admiratifs de cette technique magique qui se déroulait devant nos yeux.

 

 

 

- A présent messieurs, il n’est pas de bonne compagnie qui ne se quitte. Si vous voulez bien nous excuser.

 

 

 

Et les mutins de se retirer, le chapeau découvert, l’air tout penaud.

 

 

 

- Alors là, Charcot, bravo ! déclara un scientifique rougeaud de graisse et de peur.

- Vos travaux sont très prometteurs.

 

 

 

Charcot, l’air fier et un peu ému, serrait des mains à tout va.

 

 

 

- Il nous a sauvé, me prévint Béryllium en me tenant fort par le bras.

- Et j’aimerai également sauver mon membre, si cela ne vous embête pas, bien sûr.

 

 

 

Et sans me répondre, il alla féliciter Charcot. Le temps était venu pour moi de m’éclipser. J’allai passer la porte quand j’entendis la voix de Béryllium qui me retint.

 

 

 

- Gaspard ! Restez avec nous. Il nous faut résoudre ce mystère.

 

 

 

Je repris ma place sous le regard inquisiteur des plus brillants cerveaux de la planète, ce qui me fit un drôle d’effet. J’eus l’impression que j’étais revenu à l’école et que je passai en conseil de discipline.

 

 

 

- Apparemment, Tomate est le seul à manquer à l’appel, commença un barbu à l’énorme barbe.

- Cela je vous l’assure, assura Béryllium, mes employés ont vérifié sur la liste des passagers.

- Un problème technique ? Une chaîne qui se sera brisée et libérée le wagon ? Le pauvre Tomate nous attend peut-être quelque part dans ce tunnel.

- A quelle heure a eu lieu l’incident ? Savons-nous au moins cela ?

- J’ai quitté le laboratoire un peu avant neuf heures en compagnie du docteur Zythum. Le professeur Tomate était à l’intérieur. Et nous nous sommes rendus compte de l’affaire à dix heures et quelques, c’est ça Gaspard ?

- Je suppose oui, car lorsque j’entrai au fumoir, vous me dîtes qu’il était dix heures à peine.

- Oui, je me souviens. Et bien, messieurs, réfléchissons. Qui avons-nous vu passer par le fumoir entre neuf et dix heures ?

- Vous concluez donc qu’il s’agit là d’un acte terroriste ?

- Bien évidemment, quoi d’autre ?

- Un accident.

- Impossible.

- Je vous rappelle que votre train n’est qu’un prototype.

- Et que pour faire des économies de bouts de ficelle, vous avez récupéré un train qui traînait on ne sait où depuis trois ou quatre siècles.

- Quatre millénaires tant que vous y êtes ! attaqua un professeur chauve de crâne et de menton.

 

 

 

Et les membres de la communauté scientifique de se diviser en deux clans égaux où l’un aurait vendu son âme pour la thèse de l’accident et l’autre, son père et sa mère, pour celle de l’acte terroriste.

 

 

 

- Peut-être que le professeur Tomate en a eu marre de ce voyage et qu’il a profité de la locomotive accrochée au wagon de queue pour rentrer au port, supposai-je.

 

 

 

Tous me regardèrent pendant un siècle de silence.

 

 

 

- Inimaginable !

- Impensable !

- Impossible !

- Voyons !

 

 

 

Et la conversation des clans reprit de plus belle. Pendant au moins une heure. Finalement, il fut convenu que personne n’avait pu se glisser dans le laboratoire d’océanographie sans se faire remarquer par le professeur Béryllium et ses confrères rassemblés dans le fumoir. La thèse de l’acte terroriste fut écartée. On fit appel à un mécanicien de confiance qui vint étudier la chaîne retenant le wagon du laboratoire à celui de la salle de jeu. Il en conclut qu’elle était intacte et la thèse de l’accident fut écartée également. Finalement, c’était la mienne qui fut retenue même si elle attirait les foudres de la science.

On but un verre à la mémoire de Tomate, Béryllium câbla au port de lancer une équipe à sa rencontre et on passa à autre chose.

Hélas, le destin avait décidé de ne pas nous laisser tranquilles. Tandis que je sortais de ma douche, le professeur Béryllium vint frapper à la porte de notre cabine, salua Antonin toujours occupé à sa lecture et me glissa à l’oreille :

 

 

 

- Rejoignez-nous au fumoir de toute urgence.

 

 

 

Les circonstances semblaient bien mystérieuses et je regrettai qu’elles n’intéressassent pas mon voisin de cabine. Je m’habillai vite fait et me rendis au rendez-vous. L’effervescence y était totale. La peur se lisait sur certains visages et la colère sur d’autres.

 

 

 

- Gaspard, enfin !

- Professeur, j’ai fait aussi vite que j’ai pu.

- Venez, c’est affreux.

 

 

 

Le professeur me fit à nouveau traverser les wagons et lorsque nous arrivâmes au salon de massage – où je saluai Rose – je découvris avec horreur que le wagon suivant, la salle de jeux, avait disparu comme par enchantement.

 

 

 

- Encore !

- Oui.

- Et cette fois-ci…

- Comme tout à l’heure. Pas d’accident, pas de terrorisme. Rose affirme n’avoir vu passer personne.

- Mis à part les professeurs Pikaré et Kovalente, ajouta celle-ci.

- Je vous demande pardon, fit Béryllium.

- Ils sont venus faire un billard. Et ils y étaient toujours lorsque je me suis aperçu de…

- Mais alors…

- Oui, dis-je.

 

 

 

Le professeur, à deux doigts de l’agonie, tomba lourdement sur moi et je dus le porter jusqu’au fumoir où un verre de brandy le remit d’aplomb.

 

 

 

- C’est la masseuse, c’est clair, assura un professeur aux épais sourcils bruns.

- Non, je suis sûr que non, dit la voix faible de Béryllium. J’ai une confiance absolue en mon personnel.

- Votre ami va peut-être nous faire croire que Pikaré et Kovalente se sont également décrochés eux-mêmes ?

 

 

 

Il me montrait malpoliment du doigt.

 

 

 

- Pourquoi ne stoppons-nous pas le train et n’envoyons-nous pas une patrouille de recherche ? suggérai-je.

- Une patrouille ? Excellente idée. Et vous en ferez partie, je suppose ?

- S’il le faut.

- Justement, il ne faudra pas. C’est la masseuse. C’est la seule qui était là les deux fois, c’est élémentaire.

- Impossible, je vous dis, rétorqua Béryllium.

- Dans ce cas, vous ne vous opposerez pas à ce que je l’interroge ?

- Non, bien sûr.

- Parfait. Gaspard, rendez-vous utile, allez la chercher.

- Allez y donc vous-même !

- Sinon quoi ?

- Sinon rien. Allez y vous-même.

 

 

 

Il est des moments où il ne faut pas m’énerver. Le professeur aux épais sourcils le comprit parfaitement et s’en alla grommelant.

 

 

 

- Essayez de garder votre calme, mon petit, me conseilla le professeur Zythum. Nous allons avoir besoin de toute notre tête.

 

 

 

Un instant plus tard, Rose entra dans le wagon et salua tout le monde.

 

 

 

- Rose, commença Béryllium, je suis désolé de vous imposer cette convocation mais je pense que votre version rassurera tout le monde.

- Mais vous ne m’avez pas convoqué, professeur, je suis en pause et je me rendais dans ma cabine.

- Vous n’avez pas croisé le professeur Sycomore ? Un grand avec d’épais sourcils bruns.

- Non, j’étais aux toilettes du wagon piscine.

- Depuis longtemps ?

 

 

 

Rose prit une jolie couleur rouge. Apparemment elle n’était pas habituée à parler de son intimité devant une communauté de prix Nobel.

 

 

 

- J’y suis allé quand vous êtes partis sous les bras de votre ami. Et j’en sors à l’instant.

- Donc Sycomore a du passer sans vous voir. Vous seriez très aimable d’aller le chercher.

 

 

 

Rose s’exécuta et revint quelques minutes plus tard, complètement affolée.

 

 

 

- Et bien, que vous arrive-t-il ? demanda Béryllium.

 

 

 

La pauvre ne put rien répondre. On lui offrit un verre de brandy qu’elle avala cul sec.

 

 

 

- Et bien ?

- Le salon de massage, professeur. Il a disparu.

 

 

 

Alors tous la regardèrent comme si elle était le diable en personne.

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Publié dans Atlantic railways

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B
Vive la version "radiophonique" de ton roman, car je manque de temps pour te lire et je sais toutefois que ton style est excellent. A quand la publication sur papier ?<br /> Bonne continuation.
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